La boule de neige

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Je suis poursuivi. Quelqu’un hurle mon nom. On me conspue, me vilipende, ils se rapprochent, j’entends leurs pas. Je n’ose pas me retourner, je cours en toge dans un couloir.

Je me réveille en sueur.

Je tâtonne pour trouver l’interrupteur de la lampe de chevet. J’allume, le réveil affiche deux heures du matin. La première question qui m’assaille est :la prescription en matière de contrat de travail est-elle toujours annuelle ?

Je dois vérifier, je suis certain que j’ai laissé filer le délai dans le dossier Tartempion. C’est fini, le client va m’actionner en responsabilité. Tout le monde va me montrer du doigt au palais. Je n’aurais plus de dossiers, ma carrière est finie… Mon patron de stage va me licencier. Le Juge ne me confiera plus de mandat judiciaire. En plus, le client m’avait déjà enguirlandé hier au téléphone parce que je n’étais pas assez réactif. Pourtant deux semaines, vu le travail que j’ai, c’est un délai raisonnable de réponse à un mail non ? Et si le client écrivait au Bâtonnier pour se plaindre ?

Tant pis, j’annule mon rendez-vous chez le dentiste et l’anniversaire de Thomas : le boulot avant tout ; je dois faire ce dossier ; après tout je n’ai pas SI mal que ça à cette dent…Thomas comprendra. C’est vrai que je ne suis déjà pas allé à son anniversaire l’année dernière non plus, mais je me sens si fatigué ; quelques jours de congé me seraient bien utiles pour récupérer ; mon conjoint m’a déjà demandé plusieurs fois de prendre quelques jours de vacances ? Et s’il se lassait de mon manque de disponibilité ?

Arrrgghhhh….Hellppp

***

Récemment un confrère m’a avoué qu’il avait transité par la case hôpital psychiatrique à cause de son environnement de travail et du métier d’avocat en général.

Je n’en ai pas dormi de la nuit.

Il est vrai qu’à bien y réfléchir, il y a de quoi y perdre la tête.

Dès potron-minet, il faut être en forme, réactif, avoir le don d’ubiquité au palais, tout connaître, se former, donner une impression de force tranquille, et de détermination sans faille, gérer les dossiers la comptabilité, le personnel, la confraternité….

Il faut réagir avec calme et déontologie face au client qui vous met en cause, vous accuse ; il faut résister au magistrat qui s’est levé du mauvais pied, au substitut qui a oublié sa politesse, au confrère qui a oublié sa confraternité…

Notre profession est stressante ; la pression est bel et bien présente ; les clients sont exigeants.

Nier la réalité, se croire surpuissant, peut avoir des conséquences dramatiques.

Je suis toujours frappé d’apprendre que des confrères arrêtent le barreau à cause du rythme effréné de travail, ou encore que d’autres tombent malades, développent des pathologies psychologiques ou psychosomatiques : ulcères, psoriasis, reflux gastriques, céphalées, acouphènes, dépressions, burn-out, etc.

Dans certains cas la situation est insupportable, et le barreau a connu son lot de personnes qui, confrontées à des situations de vie complexes, détournent de l’argent, se blessent, décèdent, voire mettent fin à leurs jours.

Je suis moi-même interpellé par le rythme de la profession qui a considérablement changé depuis mon entrée au barreau en 1999.

A cette époque, pas d’internet, même pas de souris à côté du P.C. équipé en DOS.

Mon patron de stage (J-P T., président de la CLJB de l’époque, grand amateur de bateaux à voiles) m’envoyait faire des recherches à la bibliothèque, remonter les périodiques jusqu’à trouver « le » jugement qui nous servirait… Cela pouvait prendre plusieurs heures.

Déontologiquement, le fax devait être réservé aux situations urgentes, sinon c’était le courrier : 3 jours de délai pour l’envoi, 3 jours pour le retour, et le délai de traitement du destinataire.

A titre comparatif, la semaine dernière, une assistante sociale d’une institution liégeoise bien connue m’a passé au fil de son épée parce que je n’avais pas encore répondu à son e-mail – fort peu essentiel -  envoyé seulement4 jours plus tôt ; j’ai argumenté sur le délai de travail fort court ; elle n’a rien lâché, ni sur le fond, ni sur la forme.

Une avocate plus ancienne ayant son bureau au-dessus du mien, mais pas centenaire non plus, me racontait qu’ « avant » on plaidait un ou deux dossiers le matin, et qu’on recevait les clients l’après-midi.

Évidemment, aujourd’hui, on ne circule plus en calèche, mais il est interpellant de voir que la plupart des stagiaires courent de salle en salle toute la matinée à en perdre haleine.

C’est donc là l’image de la profession que nous souhaitons défendre ? C’est donc comme ça que nous désirons exercer notre beau métier ? C’est donc ce mouvement-là que nous entendons perpétuer ?

Le stress est souvent lié d’une part à la vitesse d’exécution des tâches qui nous est imposée, provenant du degré d’exigence des tiers, et d’autre part de la qualité de nos interactions avec les autres.

Force est de constater que, telle une boule de neige dévalant un flanc de montagne, les choses s’accélèrent et dégénèrent de manière exponentielle.

Les mauvaises journées se multiplient…jusqu’au moment où elles deviendront la norme.

Que faire ? Comment résister ? Je n’ai pas de solution miracle (sinon j’éditerais un livre), mais je vous propose quelques pistes rapides, issues de ma réflexion personnelle, sur la base du modèle des rubriques « conseils » des « Cosmopolitan » lus chez ma moitié.

En premier lieu il me semble qu’il y a lieu de se serrer les coudes entre avocats.

Un peu de confraternité que Diable ! Que ce mot puisse encore signifier quelque chose dans ce monde de fous !

Evitons de relancer les confrères tous les trois jours dans tous les dossiers.

Evitons de se marcher sur les pieds à l’audience à qui passera le premier.

Soyons polis et courtois, que la journée de chacun puisse être source de plaisir à exercer son métier.

Relisons nos courriers ; écrivons dignement ; la forme et le solennel mettent une barrière à la passion.

Ne nous jugeons pas, ne nous dénigrons pas, même au mess des avocats, l’air de ne pas y toucher, et encore moins devant les clients.

« Les clients passent, les confrères restent ».

Evitons de confier à nos collaborateurs dix dossiers sur la matinée en se disant qu’ils y arriveront.

Soyons solidaires ; évitons de facturer à tout-va la moindre remise faite pour un confrère alors que nous sommes déjà à l’audience.

Rendons service gratuitement, à charge de revanche.

Défendons notamment les honoraires de nos confrères gratuitement comme le veut la coutume ; ah le gueuleton que j’ai pu faire avec l’avocat qui a géré mon divorce dans ce bon restaurant ; merveilleux souvenir ; cet avocat peut me demander ce qu’il veut le reste de ma carrière ; il se reconnaitra.

Payons nos collaborateurs correctement : qu’ils n’aient pas courir à la collaboration externe à vil prix, ou deviennent spécialistes des remises/renvois au rôle sur confra-Liège.

Soyons corporatistes, ce n’est pas une honte ; comme on dit dans les stages survivalistes : « pas de survie sans le groupe ».

Ensuite éduquons nos interlocuteurs, et au premier plan nos clients.

Comme je dis toujours en mon bureau ; « Ce n’est pas le drive-in du McDonald ici  ».

Certes le mail va vite, les gsm, messenger, viber et whatsapp encore plus vite.

Nul n’est cependant obligé d’être constamment accessible.

Nul n’est obligé de travailler à la minute.

N’oublions pas la matrice d’Eisenhower ; ne confondons pas « urgent » et « important ».

Établissons des process, informons la clientèle et les tiers intervenants de nos délais de réponse/travail.

Croyez le vieux briscard que je suis déjà un peu; le client le plus exigeant n’est pas toujours le plus rentable ou le plus reconnaissant ; c’est même souvent l’inverse.

Jouer les avocats rapides en promettant un service dans l’heure fait du tort à long terme à la profession.

Ne cédez jamais à la menace du client «  qui ira voir Me Machin car avec lui ça va plus vite ».

Là aussi soyons soudés. Comme celui qui brade les prix, celui qui travaillera trop vite va lancer un mouvement qui engendrera une concurrence malsaine entre nous.

Les réparateurs de pneus vont vite ; les avocats réfléchissent posément ; la vitesse ne doit en principe pas être le propre de notre profession.

En outre, le Bâtonnier et le Conseil de l’ordre veillent au bien-être de leurs disciples.

Impérativement ; sans concession.

Mesdames et messieurs les Conseillers, soyez attentifs, ouvrez l’œil, tendez l’oreille.

Ne dites jamais « Je ne suis pas saisi ».

Intervenez dans les situations bien connues de tous.

Protégez-nous, de tous ennemis, externes et internes.

Mesdames et Messieurs les avocats, faîtes appel à nos Conseillers et à notre Bâtonnier ; ils sont là pour ça et leur accueil est bienveillant.

Enfin, vous êtes tout un chacun, individuellement, à la source de votre propre bien-être.

Respectez-vous ; aimez-vous.

Vous n’êtes pas moins bon que votre voisin parce que vous avez besoin de vous reposer plus souvent.

Vous n’êtes pas moins bon parce que vous osez demander un conseil à un confrère.

Vous pouvez être moins en forme certains jours.

Parlez ;  communiquez ; confiez-vous.

Ne vous drapez pas dans cette cape de surpuissance qui vous entraîne dans la concurrence avec votre confrère.

Se reposer, prendre des congés, n’est pas source de faiblesse.

Ne jugez pas votre voisin qui vous avoue avoir fait un burn-out.

N’abandonnez pas, apprenez  à vous ménager.

Je ne prône nullement ici la paresse ou le manque d’investissement dans le métier, mais nous sommes tous humains.

Nous sommes tous faits du même bois, lequel peut rompre à tout instant, quelle que soit sa nature ou sa force.

Je me rappelle de ces mots d’une fable de Jean de la Fontaine
«  Je plie, et ne romps pas. Vous avez jusqu’ici
Contre leurs coups épouvantables
Résisté sans courber le dos ;        
Mais attendons la fin.
Comme il disoit ces mots,
Du bout de l’horizon accourt avec furie
Le plus terrible des enfants
Que le nord eût portés jusque-là dans ses flancs.
L’arbre tient bon ; le Roseau plie.
Le vent redouble ses efforts,
Et fait si bien qu’il déracine
Celui de qui la tête au ciel était voisine,
Et dont les pieds touchoient à l’empire des morts ».

(Le chêne et le roseau, Jean de la Fontaine).

Notre profession est merveilleuse ; nous l’avons tous embrassée au nom d’idéaux enfouis au plus profond de nous.

Nous sommes donc tous responsables, au jour le jour, minute après minute, décision après décision, de ce que nous en faisons.

Pour finir, ne vous laissez pas faire, c’est une des raisons d’être de l’avocat ; tenez-bon vos principes, vos prises de décision, ne vacillez pas.

Poliment, diplomatiquement, raisonnablement, affirmez-vous.

Défendez-vous ; défendez-nous ; tenez-vous droit ; tenez la ligne ; fiers et larges d’épaules.

Soyez-en certains ; au nom de mes pairs, ma porte est toujours ouverte à mes confrères.

Vous n’êtes pas seul.

J’ai même du café…

A bon entendeur.

Eric TARICCO

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