Quel jour après la mort ?

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J’aurais aimé pouvoir écrire sur un sujet plus original que le confinement.

Tant qu’à le faire, j’aurais aimé pouvoir vous écrire sur le sujet à tout le moins avec un certain recul que je n’ai pas à l’heure actuelle. Sans doute regretterai-je un jour ces lignes suspendues si longtemps au bout de mes doigts, finalement jetées sur papier à la fois dans un état d’urgence, mais également dans un état d’esprit cotonneux et brumeux.

J’aurais aimé, surtout, pouvoir vous écrire sur le sujet avec une certaine légèreté, celle qui, couplée à mon état de sidération, m’a accompagnée aux premiers jours du confinement, me propulsant, comme une boule de flipper, de la blague potache à l’exacerbation du drame.

Après m’être ruée, non pas sur les rouleaux de papier toilette, mais bien sur mon indispensable kit de survivaliste, composé de boîtes de thon (que je n’ai pas mangées), d’un stock renouvelé de livres (que je n’ai pas lus) et de réserves de vin blanc (que j’ai bien évidemment bues intégralement), force m’a été de constater que ma vie en confinement était si pathétiquement peu bouleversée que le problème résidait peut-être dans ma vie hors confinement.

[C’est bien évidemment le moment du texte où l’auteur se sent obligé d’insérer un petit disclaimer, du style « bien sûr j’ai bien conscience d’être une privilégiée, avec un environnement de vie agréable, des revenus qui me permettent de manger convenablement, un compagnon qui ne me bat pas, et surtout pas d’enfants dans les pattes pour surgir derrière moi lors d’une conf call. »]

Si je n’ai pas eu l’impression de devoir renoncer à tellement de choses, je n’ai pas non plus vécu cette période comme une sorte d’épiphanie, forcément nombriliste, entre redécouverte de soi et de son rapport au monde, tant s’en faut.  

A mes yeux, le confinement n’est qu’un état qui, fort heureusement, n’est pas permanent.

Et si la résilience fait bien son travail, il ne devrait plus rester grande trace de ce confinement d’ici quoi ? Disons deux ans, pour être sûr ? Jusqu’à la date de péremption de mes boîtes de thon stockées à outrance, ou jusqu’à ce que je me décide à lire la quinzaine de livres achetés en vue de ces deux derniers mois ?

Mais j’aimerais personnellement me souvenir de deux choses.

La première, c’est ce sentiment de peur.

Pour tout dire, le week-end précédant l’annonce du confinement, j’étais censée le passer à Paris avec des amis, séjour qui fut le fruit de plusieurs mois de préparation. L’avant-veille du départ, je me suis mise à paniquer à l’idée de ce voyage, visualisant Le Virus (représenté tel un être malveillant avec plein de picots sur le dos comme dans le dessin animé de mon enfance « Il était une fois la vie ») bondir de barre en barre dans le métro, s’installer bien à son aise sur une planche de toilette, ou me sauter au visage lors d’une visite d’expo.

Nombre de gens ont moqué ma réaction à cette époque, qui semble déjà si lointaine ! Heureusement, j’ai pu compter sur les mots d’une amie qui m’a fait remarquer que, même si le risque de contagion et de mortalité pour nous était minime, l’anxiété que je ressentais, et qui m’empêcherait de profiter du voyage pleinement, était parfaitement compréhensible et ce, malgré toute la rationalité qu’on tenterait de m’opposer. Je dois confier ici que la décision d’annuler de ce voyage fut un véritable soulagement.

C’est pourquoi je refuse de prendre part à la rigolade s’il s’agit de railler une secrétaire qui a peur de reprendre le travail, ces parents qui n’entendent pas remettre leurs enfants à l’école, une telle qui a peur d’aller faire ses courses, untel autre qui a peur lorsque quelqu’un éternue dans une file.

Je n’ai pas envie de tourner en ridicule ces personnes qui ont eu peur ou qui continuent à avoir peur.

Peu importe que cette peur soit légitime ou pas, peu importe qu’elle résulte d’une sorte d’hystérie collective alimentée de manière éhontée par les médias, elle constitue une réalité pour celles qui l’éprouvent, et il convient de l’entendre et de la respecter.

Aussi, je suis frappée d’un certain malaise en lisant la carte blanche de Manuela Cadelli et de Maître Jacques Englebert, publiée dans Le Soir du 09 avril 2020, prônant le fait que la justice ne doit pas se confiner et qu’il appartient aux magistrats de faire preuve du courage que leur déontologie leur impose et aux avocats de faire valoir leur appartenance à un secteur fournissant les besoins vitaux à la population.

Sauf le respect que j’ai pour leurs auteurs, cette prise de position me paraît négliger la réalité du terrain, et notamment cette peur que je viens d’évoquer. Je conçois bien que la Justice constitue un service indispensable aux citoyens. Mais, au-delà d’être une valeur démocratique fondamentale, c’est également une institution, faite d’hommes et de femmes, pas nécessairement juges ou avocats au demeurant, qui peuvent ressentir une forme d’angoisse ou d’appréhension à l’idée d’une Justice qu’on voudrait voir fonctionner normalement en ces temps si anormaux.

On peut ainsi énumérer : la dame de l’accueil, véritablement en première ligne, sur qui se sont abattues les foudres de certains justiciables égarés et agressifs ; les clients qui, contactés pour être informés de la suppression de leur audience, faisaient preuve de compréhension extrême, voire même de soulagement à l’idée de ne pas devoir se déplacer dans un Palais de justice ; les avocats qui se sont retirés des listes des permanences disciplinaires à Lantin ou à Paifve vu les conditions sanitaires déplorables dans lesquelles les auditions avaient lieu ; les confrères qui, convoqués à des audiences pénales, se retrouvaient entassés dans des salles d’attente ne permettant pas le respect de la distance sociale,…

Croyez-moi, il ne s’agit absolument pas de fustiger quiconque dans l’énumération exemplative mentionnée ci-dessus mais uniquement de rapporter des expériences sur ce qu’est la justice quotidienne. Ce sont tous ces êtres aussi qui font la Justice, et qui ne sont pas tous surhumains. On en voudra d’ailleurs pour preuve le réflexe qui nous saisit, en tant que professionnels du monde judiciaire, face à la question de savoir si l’audience de la semaine prochaine sera maintenue ou pas : « appelle le greffe ! ». Si comme moi vous avez suivi le cours de Sociologie du Droit d’Olgierd Kuty, vous vous souviendrez nécessairement de la théorie du contrôle de la zone d’incertitude. Celle-ci, en matière de Justice, est détenue par les greffes, et sans eux, nous ne sommes rien.

De temps en temps, il ne « suffit pas seulement » de plus de moyens ou de plus de courage. Il faut aussi écouter, rassurer et apaiser, ce qui a manqué du plus haut niveau de l’Etat.

La mauvaise nouvelle, c’est que nous n’en avons pas fini avec cette anxiété. Sans vouloir jouer les oiseaux de mauvais augure, elle se poursuivra bien au-delà de la crise sanitaire, lorsque la viabilité économique de certains de nos cabinets sera mise à mal, lorsque nous devrons faire face à ce douloureux constat qu’hélas, contrairement aux catégorisations des arrêtés royaux et ministériels, nous ne sommes pas un service essentiel et que nous n’avons pas et ne serons pas traités comme tel.

C’est alors que je me souviendrai que, dans un second temps, j’ai connu la colère. D’avoir vu nos peurs instrumentalisées et manipulées par le pouvoir politique, et ce au-delà de tout clivage ou toute appartenance politique.

Il ne s’agit pas ici de la colère qu’on qualifie de mauvaise conseillère, non ce n’est assurément pas cette colère folle et aveugle que je vise, mais bien celle qui succède à la stupeur et l’hébétement, quand l’impassibilité et la patience ne suffisent plus, lorsque le doute s’immisce et que les mensonges, les approximations fautives, les errements se font jour.

La vérité a été prise en otage par d’obscurs comités de gestion de la crise qui, après l’avoir mâchée et digérée, la ressert à sa sauce, agrémentée de colorants et autres artifices pour qu’on n’y décèle plus l’arrière-goût de l’inévitable scepticisme.

La vérité est devenue une langue étrangère présentée sous forme de slides powerpoint à la limite de l’ésotérique et de communications officielles inintelligibles.

La vérité n’est pas disponible pour le moment, veuillez réessayer plus tard.

L’illusion se fissure au même rythme que la confiance se rompt.

On a souvent comparé le processus de confinement à celui du deuil, si bien que la colère n’en serait qu’une étape, avant l’acceptation. J’ose croire pour ma part en la saine colère, l’indignation. La colère qui n’abdique pas, qui ne se résigne pas, qui restera vive dans les mémoires.

Liège, le 08 mai 2020

Isabelle Thomas

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