La rentrée littéraire 2019

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Soif, d’Amélie NOTHOMB

 

Quel livre ! On rappellera qu’il s’agit du monologue intérieur de Jésus, de sa condamnation à sa mort (et à sa résurrection). L’auteur prend quelques libertés avec les sources : ainsi, l’évangéliste Luc rapporte bien que Simon de Cyrène fut chargé de la croix pour qu’il la portât derrière Jésus (ch.23, verset 26), non qu’il en fut en définitive dispensé par les Romains et par Jésus (p. 76). De même, il est aujourd’hui admis que les clous furent plantés dans le poignet, entre les os du carpe, là où se trouve un espace appelé, en anatomie, l’espace de Destot (cfr J.-Chr. Petitfils, Dictionnaire amoureux de Jésus, Plon, 2015,p.531), non au travers des paumes (p.87). Jésus n’est pas mort à 33 ans (p.18) mais à environ 40 ans (J.-Chr. Petitfils, op. cit., p. 121). Tout cela est, à notre avis, bien connu d’Amélie Nothomb et nous avouons ne pas comprendre ces imprécisions.

Plus sérieusement, suivant en cela les romanciers Nikos Kazantzakis (La dernière tentation du Christ) et Dan Brown (Da Vinci Code), elle se rallie à l’idée d’une histoire d’amour entre Jésus et Marie de Magdala. Cette histoire n’est attestée nulle part, sinon, en un sens gnostique, dans l’évangile apocryphe de Philippe. Pour les détails, nous renvoyons le lecteur à l’ouvrage précité de Jean-Christian Petitfils.

Amélie Nothomb s’écarte également de la théologie chrétienne, n’est pas loin de l’arianisme (p.18) et du nestorianisme (p.42) et aurait vraisemblablement, si elle avait publié son livre au 15ème siècle, été condamnée par l’Inquisition, voire brûlée vive…Nous lui reconnaîtrons aujourd’hui la liberté de l’écrivain et du créateur, n’ayant mentionné ces questions que pour être complet ; elles ressortissent d’ailleurs peut-être à un souci d’érudition quelque peu pédant.

Le livre contient des passages admirables par leur style. Ainsi, les considérations sur la soif figurant aux pages 94 et 95, trop longues pour être ici reproduites. L’auteur livre encore des analyses métaphysiques de grande qualité (p.102 et s.), qui méritent d’être lues en entier et qui stimulent l’intérêt du lecteur, qu’il soit d’accord ou non. On peut penser qu’Amélie Nothomb est croyante : cela nous semble apparaître des chapitres finals, notamment lorsqu’elle écrit (c’est Jésus qui monologue après sa mort) : « Cela n’empêche et n’empêchera pas une importante proportion de gens d’affirmer qu’il n’y a rien après la mort. C’est une conviction qui ne me choque pas, si ce n’est par son aspect péremptoire et surtout par l’intelligence supérieure dont se targuent ses tenants. Comment s’en étonner ? Se sentir plus intelligent qu’autrui est toujours le signe d’une déficience » (p.136).

Nous ne pouvons-nous empêcher de citer certaines phrases, que nous isolons de leur contexte : « On a raison de dire que le diable est dans les détails » (p.10) ; « L’énigme du mal n’est rien comparée à celle de la médiocrité » (p.11) ; « il écoutait les gens si fort qu’on croyait entendre sa réponse » (p.22) ; « La condescendance est la forme de mépris que j’exècre le plus » (p.115) ; « Si vous aimez vos morts, faites-leur confiance au point d’aimer leur silence » (p.140).

Comme nous l’avons noté de son avant - dernier livre, son écriture est de plus en plus classique. A quand une candidature à l’Académie…française ? Au fauteuil de François Weyergans ?

 

Les minets, de François ARMANET

 

Un grand hebdomadaire français a placé ce « roman » en tête de la rentrée littéraire. C’est la description de la bande du Drugstore (des Champs Elysées), entre 1965 et 1975, à travers trois de ses membres.

Le livre est le portrait d’une certaine époque, aujourd’hui bien loin de nous, celle (par ordre chronologique) des minets, des hippies, de mai 68, de la GP (gauche prolétarienne), de la contre-culture californienne…A peine un roman, plutôt un exposé de sociologie romancé. Sans grand intérêt.

 

Orléans, de Yann MOIX

 

Après Jules Vallès (L’enfant), Jules Renard (Poil de carotte) et Simenon (Pedigree), Yann Moix raconte, sous la forme d’un roman, son enfance. Roman en tout cas dans la mesure où il cèle l’existence d’un frère, comme d’ailleurs le grand Georges qui, dans Pedigree, ne cite pas une seule fois le prénom de Christian. Où est la part du vrai, du roman ? La question ne présente d’intérêt que pour les biographes futurs de Yann Moix, la liberté du romancier étant totale.

L’ouvrage comprend deux parties, Dedans, où n’apparaissent que les parents du narrateur, et Dehors, où sont contées les aventures scolaires, spécialement avec la gent féminine. Nous apprenons la dilection de l’auteur pour André Gide, Charles Péguy, Francis Ponge, Jean-Paul Sartre…, pour n’évoquer que les Français, ainsi que pour l’astrophysique, la philosophie (Heidegger) et le jazz. Un chapitre de la seconde partie (p. 171 à 178) développe une pensée métaphysique sur le temps (influence de Heidegger) : « je n’étudie pas les êtres à travers le temps ; j’étudie le temps à travers les êtres » (p.174) ; « Nous appelons « date » un coup d’épée dans l’être ; cette épée c’est le temps » (p.175) ; « les adultes, lorsqu’ils évoquaient la mort, la confondaient avec le décès. Or, la mort, c’était la possibilité permanente du décès ; la mort nous regardait toute la journée droit dans les yeux (…). La mort n’était pas parallèle à la vie (…) : elle était la vie elle-même » (p.176).

On lui reproche certains écrits antisémites de jeunesse. Il a aussi publié Mort et vie d’Edith Stein : cela ne vaut-il pas un rachat ? De la même manière, son goût pour la « poésie » de Francis Ponge, qui « ne tolérait pas que la chose et le mot ne se confondissent point » (p. 104), ne le rapproche- t-il pas de la kabbale ? Il paraît en tout cas avoir évolué depuis ses vingt ans.

Lisant son précédent livre (Rompre), nous avions déjà relevé qu’il épurait son style, pastichant un peu l’Adolphe, de Benjamin Constant ; Orléans est dans la continuité. Comme Soif, un des grands livres de la rentrée.

 

La chaleur, de Victor JESTIN

 

Ce livre m’a fait penser à Bonjour Tristesse. Il s’agit, selon l’éditeur, du premier roman d’un auteur de 25 ans. Soyons donc indulgents pour quelqu’un qui a eu la chance de se faire publier, ce qui n’est pas simple quand on ne bénéficie d’aucune notoriété. Une écriture un peu naïve, sobre selon Frédéric Beigbeder. Le narrateur est en vacances dans les Landes avec ses parents, son frère et sa sœur. Dès la première page, il est mêlé à ce qu’il pense être le suicide d’un autre jeune vacancier, qu’il décide un peu stupidement d’enterrer (d’ensabler plutôt). Il vivra dans l’angoisse les jours suivants, allant peu à peu jusqu’à se croire le meurtrier. Atmosphère de solitude, d’isolement, satire des mœurs des vacances populaires. On ne s’ennuie pas (il est vrai que le livre est court…).

 

Extérieur Monde, d’Olivier ROLIN

 

J’ai beaucoup aimé ce livre, comme les autres d’Olivier Rolin, peut-être parce qu’il s’agit des souvenirs d’un homme vieillissant qui sent la mort se rapprocher, qui voit ses amis s’en aller et qui décide de faire le bilan de sa vie. Des mémoires ? Pas vraiment, la chronologie est capricieuse, plutôt des Digressions, au sens de Sterne (Tristram Shandy) ou de Montaigne (p. 69), presque une écriture automatique, un souvenir en appelant un autre,  des femmes passent, des lectures…

L’auteur se décrit comme un « attardé  qui n’achète pas ses places par Internet et fait la queue pour acheter un billet de train » (p.40), « qui déteste l’usage moderne de la crémation, pour des raisons historiques évidentes, mais aussi parce qu’il aime les cimetières » (p.47), « incapable de trouver ailleurs que dans la mémoire un lieu qui serait « chez lui » » (p.123). Son livre est « un livre sur le monde et sur l’éloignement du monde » (p.179). « Le temps est venu où les répertoires sont pleins d’adresses dont on ne poussera plus jamais la porte, de numéros de téléphone qu’on ne composera plus jamais - mais les rayer paraîtrait une profanation » (p. 178 et 179). « Je suis un Ulysse au petit pied, et sans espoir en plus, car je n’ai pas d’Ithaque, aucune Pénélope, et ce retour est sans fin. Revenir, repasser par où on a passé longtemps auparavant, c’est prendre la mesure du temps, qui est comme on le sait notre matériau à nous autres écrivains » (p.256). Un ton proche de celui des Mémoires d’outre-tombe, un côté Chateaubriand : « Sur mon bateau de papier, sans boussole, à l’aventure, j’ai divagué à travers temps et lieux (…). On a vu des pays, des gens, entendu bruisser des langues, abattu des milliers et des milliers de kilomètres (sans compter tous ceux que j’ai parcourus, tournant en rond devant ma table de travail…). Puisque j’ai bouclé la boucle, je m’arrête là (…). Désemparé soudain, seul. Qui fait qu’on recommencera, tant qu’on en aura la force » (p.301 et 302).

De la grande littérature, celle qui vous fait aimer les livres, trouver un sens à la vie. A lire absolument.

 

La clé USB, de Jean-Philippe TOUSSAINT

 

On sait combien les éditeurs répugnent aujourd’hui à écrire, sur la couverture d’un ouvrage autre que scientifique ou philosophique, « volume I ». On peut penser que notre auteur envisage une suite à la Clé USB, à défaut de laquelle son livre serait assez incompréhensible. Comme il a écrit M.M.M.M. en quatre parties, on se sent rassuré et on attend. Pour passionnante (les pages 53 à 58 se seraient prêtées à une mise en scène du grand Alfred) que soit l’intrigue, les détails de celle-ci nous ont quelque peu échappé : qu’est- ce que le « minage », au sens technologique ? Le mot n’est évidemment pas défini dans la neuvième édition du dictionnaire de l’Académie française (ni a fortiori par Littré…) et, malgré tous les efforts de l’auteur, nous avouons ne pas avoir une idée très précise de ce qui se passe. De même pour le procédé de la « backdoor » (traduit par « porte de derrière », « porte dérobée ») et du « blockchain ». Nonobstant ces réserves, le talent de styliste de Jean-Philippe Toussaint donne sa pleine mesure et ses thuriféraires apprécieront ce nouvel opus. N’a-t-il pas déjà été dans le carré final du prix Goncourt ? Rappelons qu’il est belge et vit à Bruxelles (comme son héros). Un autre excellent livre de la rentrée.

 

Amazonia, de Patrick DEVILLE

 

Comme il l’affirme lui-même (p.45), l’auteur n’écrit pas de fiction. Nous avons déjà lu de lui Peste et choléra (Prix Femina 2012) et Viva. Ce livre est le récit de la remontée de l’Amazone qu’il entreprit à soixante ans, accompagné de son fils (trente ans), en 2018. A l’occasion des étapes (Belem, Santarem, Manaus, Iquitos…), il évoque la figure d’écrivains français (Cendrars, Jules Verne, le belge Michaux, Lévi-Strauss…) et sud-américains (Borges, Garcia Marquez, Vargas Llosa…) qui ont consacré à l’histoire du sous-continent américain certaines de leurs œuvres.

Le livre est rempli d’anecdotes en relation avec son sujet, mettant en scène Brazza, La Condamine, Aguirre, Fitzcarrald, Alexandre von Humboldt, Darwin… J’ai appris que les cafards géants dont j’ai découvert, à mon réveil, le sol de ma chambre couvert, lorsque, à vingt ans, je me suis rendu en Amazonie (qui l’eût cru ?), s’appellent « periplaneta americana » (p.141). Assez passionnant. En revanche, je ne suis pas d’accord avec l’auteur quand, dans l’avant-dernier chapitre, il estime établi scientifiquement que « l’esprit est le résultat du fonctionnement matériel du cerveau, lequel produit les émotions et les élans spirituels » (p.280). Rien n’est aujourd’hui prouvé et l’hypothèse d’une faculté émergente spirituelle, inspirée de Descartes, comme le chimique émerge du physique et le biologique du chimique, est toujours possible (elle a notre faveur et n’a rien à voir avec la religion et l’immortalité de l’âme).

Malgré ces réserves « philosophiques », le livre mérite la lecture.

 

Civilizations, de Laurent BINET

 

Avec un Z, comme dans le jeu vidéo anglo-saxon (4X). L’auteur imagine qu’Atahualpa, l’empereur inca, a envahi l’Europe, vaincu Charles Quint, est devenu le chef du Saint Empire. Il s’agit d’une uchronie (décidément à la mode : au cinéma, Quentin Tarantino s’en fait le champion) qui pose les questions habituelles : que serait-il arrivé si les Perses avaient remporté la victoire à Marathon ou Antoine et Cléopâtre à Actium, en d’autres termes si l’Orient avait triomphé de l’Occident ? Quand on ratiocine sur le sens de l’Histoire, il convient de se défier de l’illusion rétrospective d’une nécessité. Nous expliquons trop souvent les événements par leurs conséquences et non par leurs causes. Selon le mot de Pascal, il n’était que d’accourcir le nez de Cléopâtre et la face du monde changeait.

Laurent Binet imagine donc l’échec de Christophe Colomb, un débarquement des Incas au Portugal, une victoire turque à Lépante…La seule chose immuable est à chercher dans l’art : Titien, le Gréco, Cervantès, par exemple, restent des génies. Question insidieuse : le culte du Soleil, s’imposant progressivement dès la conquête inca, est-il une satire du culte actuel de la Planète ? Livre intéressant, même si le style n’est pas à la hauteur des intentions de l’auteur.

 

Eden, de Monica SABOLO

 

J’avais apprécié Summer, le précédent livre de Monica Sabolo. Celui-ci est comme mi-parti du Village (Night Schyamalan) et d’Antichrist (Lars Van Trier), un roman d’atmosphère fondé sur le récit d’un narrateur féminin, mettant en scène le village d’une réserve (indienne ?), un bar, des serveuses un peu hystériques, des agressions inexpliquées, des promenades nocturnes dans une forêt…, une communion mystique de la narratrice avec une nature imprégnée de « l’esprit de la forêt ». « Comment savoir ce que vivent les autres ? Nous sommes prisonniers de notre intériorité (…) ; nous sommes détenus dans les ténèbres, et dehors la vie continue » (p. 137 et 138). Un livre de femme[1].

 

Les Choses humaines, de Karine TUIL

 

Seule une femme pouvait, en conservant sa crédibilité, écrire ce livre, posant la question du viol, du consentement de la victime, relatant le procès du jeune gandin accusé, transcrivant ( ?) les plaidoiries des avocats, le réquisitoire (modéré…). Les chapitres 8 et 18 de la troisième partie nous paraissent exposer clairement les termes du débat, les thèses en présence. A côté de cela, le livre est passionnant. Si les ouvrages commentés ci-avant requièrent peut-être une certaine culture littéraire (celle-ci est évidemment accessible à tous, les collections de poche ont mis à disposition les chefs-d’œuvre de la littérature, il n’est que de vouloir les découvrir), le roman de Karine Tuil se lit presque comme un Simenon de la meilleure veine et plaira à tous les lecteurs. En outre, le rôle de l’avocat est au centre de l’affaire et la plaidoirie de la défense habile. Cela remonte un peu le moral…Une phrase : « Elle avait un sentiment de malaise et d’immense gâchis, de forfaiture intellectuelle, comme si sa pensée avait été transformée, réduite, anéantie, sous la puissance d’un nouveau tyran – les réseaux sociaux et leur processus ravageur : l’indignation généralisée » (p.137). On pourrait ajouter, comme l’auteur dans un autre passage, les mouvements #MeToo, Balance ton… Quel jury aura le courage de lui accorder un prix ?

 

Une Joie féroce, de Sorj CHALANDON

 

Au début, on dirait d’un scénario de Claude Lelouch : quatre amies décident de réaliser un hold-up dans une bijouterie de la place Vendôme afin de payer la rançon exigée par le compagnon d’une d’entre elles pour prix de sa fille. Ensuite…Le roman est, pour Sorj Chalandon, l’occasion de décrire le traitement d’un cancer (du sein) : les quatre femmes se rencontrent lors de séances de chimiothérapie (on sait que tant l’auteur que sa femme ont été l’objet d’une telle maladie). « Je me suis dit que j’étais en guerre (…). Et que l’ennemi n’était pas à ma porte mais déjà entré. J’étais envahie. Ce  salaud bivouaquait dans mon sein » (p. 19). « Au milieu d’une avenue, j’ai enlevé mon turban. (…) Et puis, j’ai relevé les yeux. J’ai marché, tête nue. Tête fière. Athéna libérée de son casque en retour du combat. J’ai croisé des regards. Ils se baissaient. Et puis d’autres, au contraire, qui redressaient mon front. Je me suis aimée dans une vitrine de mode. J’étais belle. Digne. Habillée de noblesse » (p. 208). La sincérité de l’auteur n’est pas en cause mais le livre m’a moins plu que ses précédents ouvrages. Peut-être une question de style, de longueur de phrase…

 

Loin, d’Alexis MICHALIK

 

Alain Michalik, c’est l’auteur d’Edmond, la pièce jouée au théâtre du Palais-Royal, à Paris, depuis 2016, et du film du même nom. Loin est son premier roman : en résumé, il relate la quête du père par ses enfants et son apparition (?) à l’issue d’un demi-tour du monde en quarante jours ; il s’agit d’un grand roman d’aventure, dont l’histoire se développe sur presque un siècle et qui plaira à tous. On peut penser que, comme c’est le cas pour le livre de Jean-Philippe Toussaint, en cas de succès, un deuxième volume sera publié, la fin étant « ouverte ». Nous signalerons respectueusement à l’auteur que les Hongrois ne sont pas des Slaves (p. 208) : cette erreur eût fait hurler une ancienne amie d’origine hongroise. Un livre à lire « au premier degré » plaisant.

 

L’île introuvable, de Jean LE GALL

 

A la page 223, l’auteur évoque l’Homme sans qualités, de Musil. Ce n’est sans doute pas un hasard. On sait que ce « roman » est, en réalité, un essai : les personnages sont avant tout le truchement de telle ou telle opinion et ne valent pas par leur « force romanesque ». De la même manière, les exposés de Kanakis, la lettre au ministre, de Dominique Bremmer (p. 321 à 325)…constituent,  selon nous, l’essentiel du livre. Nous citerons presque intégralement un des passages et laisserons au lecteur le soin de découvrir la lettre au ministre (de la Culture), trop longue pour être ici reproduite : « Une nouvelle espèce (d’hommes), dont la mémoire et les souvenirs s’évaporent à mesure qu’elle s’équipe en disques durs. Dont l’imaginaire est de plus en plus pornographique quoiqu’il s’ennuie (à mourir) de l’érotisme. Dont le mauvais goût moyen n’est jamais critiqué. Dont l’athéisme consiste en l’incapacité de CROIRE, même en l’athéisme. Dont la parole se réduit à la communication, l’écrit aux courriers recommandés. Une nouvelle espèce, rendue malade par son puissant désir de ressemblance : l’homme est bel et bien devenu une chose sous l’empire des choses. Et cependant les gens revendiquent à longueur de journée « être différents », parce qu’ils ne voient pas qu’avec de telles prétentions grossières, ils obéissent aux injonctions des grandes marques. (…) Les gens riches ne rêvent plus de collectionner les maîtres hollandais (…). Ce qu’ils désirent tous avec une force équivalente, c’est le dernier téléphone, les dosettes de café, un abonnement à la salle de sport, un séjour à Miami ». (p. 227 et 228).

Jean Le Gall suit trois personnages de 1979 à 2017, dont un écrivain plus ou moins raté et une éditrice, et retrace ainsi l’évolution de la littérature publiée sur quatre décennies. La citation donnée ci-dessus nous livre ses conclusions : « ceux qui réalisent les meilleures ventes ne veulent pas déplaire à leur public avec de meilleurs livres » (p.109). Un critique a écrit que l’ouvrage est « un formidable hommage à la passion littéraire ». A lire exclusivement par les contempteurs de Marc Levy, Guillaume Musso, Bernard Werber…et les admirateurs de Proust, Balzac, Kafka…(cfr p. 242 et 243 pour la liste complète).

 

Encre sympathique, de Patrick MODIANO

 

« Selon le navigateur (Internet) (…), il n’y aurait plus matière à écrire un livre. Il suffirait de recopier des phrases qui apparaissent sur un écran, sans le moindre effort d’imagination » (p. 63). « Les souvenirs viennent au fil de la plume. Il ne faut pas les forcer, mais écrire en évitant le plus possible les ratures. Et dans le flot ininterrompu des mots et des phrases, quelques détails oubliés ou que vous avez enfouis, on ne sait pourquoi, au fond de votre mémoire remonteront peu à peu à la surface. Surtout ne pas s’interrompre, mais garder l’image d’un skieur qui glisse pour l’éternité sur une piste assez raide, comme le stylo sur la page blanche. Elles viendront après, les ratures » (p.76). « J’ai peur qu’une fois que vous avez toutes les réponses, votre vie se referme sur vous comme un piège, dans le bruit que font les clés des cellules de prison. Ne serait-il pas préférable de laisser autour de soi des terrains vagues où l’on puisse s’échapper ? » (p.102)

J’ai extrait ces trois passages du dernier livre de Patrick Modiano : ils constituent, selon moi, son manifeste de la vie, de la littérature, de l’écriture. Comme à chaque fois, le livre est une recherche, une remontée du temps, une plongée dans le passé, à la quête d’une personne, finalement retrouvée à Rome mais dont, à la fin du roman, on constate que l’on ignore le nom, même si, au début, celui de Noëlle Lefebvre était le seul indice permettant a priori de l’identifier. Du grand art. Du Modiano, celui de Rue des boutiques obscures, d’Un pedigree, du Prix Nobel. La même petite musique, son style. A lire.

 

[1] Après discussion avec les rédactrices en chef, l’auteur précise que ce terme est à entendre comme relevant d’un type de sensibilité féminine. Ainsi, les romans de George Sand sont aussi des livres de femme.

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