Les prix littéraires 2018

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Chronique littéraire rédigée par André Tihon.   L’Eté des quatre rois, de Camille PASCAL : Grand Prix du Roman de l’Académie française

Il s’agit d’un livre passionnant, du moins pour les amateurs de récits historiques. Aucun roman : tous les personnages nommément cités ont réellement existé et tenu les propos qui leur sont prêtés. L’auteur raconte, presque heure par heure, la révolution de 1830, les « Trois Glorieuses » (27, 28 et 29 juillet 1830), s’aidant des mémoires de l’époque, qui vit renversé Charles X et Louis-Philippe, le duc d’Orléans, porté sur le trône de France. Deux légitimités s’affrontent : Charles X se prévaut du droit divin et de la tradition, Louis-Philippe du choix du « peuple » (en réalité, de l’oligarchie financière dominante, Laffitte, Casimir Perier…). Contrairement à ce que l’on pourrait croire, Charles X (73 ans), tout raide, impassible et réactionnaire qu’il est, emporte davantage la sympathie que Louis-Philippe, qui feint, par exemple, d’ignorer que le roi de France et son fils ont abdiqué en faveur du petit-fils du roi, le duc de Bordeaux (le futur comte de Chambord) et non de sa personne, auquel seule la régence est proposée, et se laisse proclamer roi des Français (et non de France). Louis-Philippe apparaît surtout comme le premier grand « communicant ». On voit Chateaubriand, soutien de Charles X, monter à la tribune du Parlement, dire leur fait aux députés et pairs et dénoncer leur ingratitude, avant de résigner, par honneur, sa pension de pair de France et descendre ainsi dans une vie de misère (relative…). « Quel geste ! », eût dit Cyrano. Louis-Philippe aidera toutefois discrètement son cousin et sa famille à s’embarquer à Cherbourg pour l’Angleterre en août 1830. Le livre se termine par le récit, dû à Victor Hugo, dans Choses vues, de la chute de Louis-Philippe en février 1848. « Pire que Charles X, aurait dit le roi des Français, pire ! Cent fois pire ! ». Un livre écrit dans un style classique, souvent brillant. A lire.   Le Lambeau, de Philippe LANCON : Prix Femina

Me Omari et moi avons écrit tout le bien que nous pensions de ce livre dans l’édition sur papier du mois de juin ; nous y renvoyons le lecteur.   Idiotie, de Pierre GUYOTAT : Prix Médicis

A partir d’un récit autobiographique, consacré principalement à sa participation, comme simple appelé, à la guerre d’Algérie, l’auteur entreprend une réflexion sur l’art, l’écriture…Il énonce clairement son ambition, dès l’adolescence, de renouveler la langue française (p.122). Aussi sa prose, d’inspiration proustienne, est-elle difficile à lire, tant elle chemine par tours et détours où l’on risque de se perdre ; souvent les compléments précèdent le verbe et le sujet, ce qui contraint le lecteur à une gymnastique intellectuelle qu’il n’a plus accoutumé d’affronter aujourd’hui. Il invente des mots, emploie une grammaire renouvelée (ou commet des fautes de français…). Une langue fondée sur l’effort…Pour comprendre Pierre Guyotat (78 ans), il faut se lever tôt…et lire. L’argument de l’œuvre étant son style, nous livrerons un extrait : « faire apparaître sur le feuillet, par la montée du désir (…), peut-être des mots nouveaux, des morceaux de mots tentateurs et plus ? Des mots qui m’attirent vers le futur. Qui, accélérant le désir, produisent en même temps que l’explosion, une sécrétion qui, comme celle du Christ en agonie puis outragé puis cloué, manifeste devant le monde l’intensité, la vérité de l’engagement, l’écriture, la coulée d’encre, la trace indélébile pour moi du moins aux yeux de Dieu, c’est-à-dire de ma conscience, de la vision sonore d’un « bordel » dont le mot même me fait bander avant que j’aie pu y placer des figures, qu’à froid, je serais bien en peine de faire lever : il y faut un acte, un risque » (p. 203 et 204). L’idiotie, titre du livre, est le sensation de se sentir inférieur à qui porte galons et dévoie, dans les ordres criés, la langue (p. 148) tandis que le livre est l’épopée de l’idiot, de l’idée fixe comme percée et éclatement du réel (p. 149). On aura compris que, pour apprécier le nouveau Prix Médicis, une bonne culture littéraire est requise ; ce n’est pas du Marc Lévy…   Leurs enfants après eux, de Nicolas MATHIEU : Prix Goncourt

Nous pensons que les péripéties importent moins que différentes notations, d’ordre sociologique, sur la société française des années quatre-vingt-dix. Ainsi : « Hélène et lui se mesuraient par-dessus la table. Ils étaient dans le dur à présent. L’éducation est un grand mot, on peut le mettre dans des livres et des circulaires. En réalité, tout le monde fait ce qu’il peut. (…). Un enfant naît, vous avez pour lui des projets, des nuits blanches. Pendant quinze ans, vous vous levez à l’aube pour l’emmener à l’école. A table, vous lui répétez de fermer la bouche quand il mange et de se tenir droit .(…) Vous l’élevez et perdez en chemin vos forces et votre sommeil, vous devenez lent et vieux. Et puis un beau jour, vous vous retrouvez avec un ennemi dans votre propre maison. C’est bon signe. Il sera bientôt prêt » (p.112). « Autrefois, les mecs n’avaient pas besoin de se déguiser. Ou alors les liftiers, les portiers, les domestiques. Voilà que tout le monde se retrouvait plus ou moins larbin à présent. (…) On mourait maintenant à feu doux, d’humiliation, de servitudes minuscules, d’être mesquinement surveillé à chaque stade de la journée (…). L’heure, désormais, était à l’individu, à l’intérimaire, à l’isolat. Et toutes ces miettes d’emplois satellitaient sans fin dans le grand vide du travail où se multipliaient une ribambelle d’espaces divisés, plastiques et transparents : bulles, boxes, cloisons, vitrophanies » (p.212). Les personnages sont décrits à quatre moments de leur vie : 1992, 1994, 1996 et 1998, au jour de la demi-finale de la Coupe du monde, France/Croatie (« Il y avait eu le baptême de Clovis, Marignan, la bataille de la Somme. Et là, France/Croatie » (p. 384)). A la fin du livre, les intrigues ne sont pas closes et l’histoire continue, sans conclusion. On aura compris que l’absence d’unité d’action caractérise le livre. Un protagoniste n’est jamais nommé autrement que « le cousin », ce qui nous a donné à penser ; quant à Steph, le principal personnage féminin, bien que réussissant de brillantes études, elle se révèle incapable de construire la moindre phrase élaborée dans ses dialogues avec Anthony ou Clem : on s’interroge sur ses lectures…Hacine, un temps le petit caïd marocain, paraît illustrer la seule alternative qu’offre la société contemporaine à nos enfants, ainsi que nous l’avons lu quelque part : vivre comme un saint laïque (en payant bien ses impôts, en pratiquant le « politiquement correct », en ne parlant pas trop fort, en étant bien soumis) ou comme un truand (le surhomme (Nietzsche) moderne). Intéressant au niveau de la description sociologique, comme dit plus haut. Méritait-il le Prix Goncourt ? A chaque lecteur de répondre. Nous avouons que nous avons préféré Guy Boley.   Le Sillon, de Valérie MANTEAU : Prix Renaudot

L’auteur fait le récit d’un séjour en Turquie de un an et demi (p.261) en 2016/2017 ; la différence entre l’Orient et l’Occident, écrivit Hakan Günday, c’est la Turquie, la distance qui les sépare est grande comme elle (p.133). Selon Valérie Manteau (journaliste de Charlie Hebdo), la Turquie traverserait actuellement un moment historique, celui de la bascule d’un Etat de droit dans l’arbitraire (p. 205). Elle s’emploie à le démontrer, donnant l’exemple de l’article 301 du Code pénal turc, qui punit l’insulte à l’identité turque et permet d’envoyer en prison les journalistes, écrivains…, jugés sur leurs seuls propos. Ainsi Orhan Pamuk fut-il poursuivi pour avoir déclaré : « Un million d’Arméniens et trente mille Kurdes ont été tués sur ces terres mais personne d’autre que moi n’ose le dire » (p. 210). On n’est pas loin de l’URSS du Goulag et de la Kolyma, décrite notamment par Chalamov. Le Sillon est le nom du journal (Agos, en turc) que dirigeait Hrant Dink, journaliste d’origine arménienne, et devant lequel il fut assassiné le 19 janvier 2007 par un jeune nationaliste de 17 ans ; cette mort est comme le leitmotiv du livre. On relèvera ce passage sur la France : « Que représente encore la France dans le monde aujourd’hui. Les droits de l’homme ? On est en pleine décadence, lobotomisés pat la télé, la peur, le kitsch partout tout le temps, on est un pays mort de chez mort du point de vue culturel et politique, et il y a encore des gens qui regardent de notre côté pour savoir d’où pourrait venir une grande et belle voix humaniste ? » (p.20). A lire par tous ceux qui, comme moi, se représentaient encore la Turquie avec les yeux de Pierre Loti : quel désenchantement !   L’Hiver du mécontentement, de Thomas B. REVERDY : Prix Interallié

Nous avons rendu compte de ce livre dans notre chronique du 27 septembre.   Frère d’âme, de David DIOP : Prix Goncourt des lycéens

Ce livre figurait dans presque toutes les listes des candidats finals à un prix littéraire ; ce nonobstant, il m’a peu enflammé. J’avoue que, prisant très jeune les romans balzaciens, j’apprécie modérément le ton souvent (volontairement ?) « naïf » de la littérature franco-africaine. David Diop narre l’histoire d’Alfa Ndiaye, tirailleur sénégalais volontaire pendant la Grande Guerre ; celui-ci surgit des tranchées, son fusil dans la main gauche, son coupe-coupe dans la main droite car son capitaine lui a dit que les ennemis avaient peur des Nègres sauvages, des Cannibales, des Zoulous (sic) (p.23 et 24). Il va d’ailleurs couper des mains ennemies, les rapporter dans son camp et s’attirer des reproches : « tu ne mutileras plus les ennemis, c’est compris ? Tu dois te contenter de les tuer, pas les mutiler. La guerre civilisée l’interdit » (p. 92). On le renverra à l’arrière, dans un service plus ou moins psychiatrique. L’auteur confronte la jeunesse en Afrique de son personnage principal et ce qu’il devient sur le champ de bataille, où « on ne veut que de la folie passagère. Des fous de rage, des fous de douleur, des fous furieux, mais temporaires. Pas de fou en continu » (p.59), comme ceux qui coupent des mains ennemies. Un bel aphorisme, sans relation directe avec le récit : « Traduire est une des seules activités humaines où l’on est obligé de mentir sur les détails pour rapporter le vrai en gros » (p.166). Ecrit dans une prose poétique élégante, sans faute de français ni d’anglicisme (ce qui devient rare…).

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