La rentrée littéraire 2018

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Chronique littéraire rédigée par André Tihon.

Les prénoms épicènes, d’Amélie NOTHOMB

Rappelons qu’épicène signifie : qui désigne indifféremment l’un ou l’autre sexe (Littré) ; son domaine s’étrécit en raison des réglementations diverses relatives à la féminisation des noms (en Belgique, celle-ci ne s’impose qu’à l’administration de la Communauté française ; sous cette réserve, sur le vu des textes, chacun est encore libre d’écrire comme il veut, même dans l’administration Wallonie-Bruxelles, professeur ou professeure, auteur ou auteure ; expressément l’annexe du décret se prononce pour une chef et exclut le ridicule cheffe, que l’on voit donc abusivement sur nos écrans…). Ecrire professeure, ainsi que notre auteur le fait, par exemple p.82, est la négation de l’épicène. Comme à chaque fois, l’œuvre tient principalement par son style : on reconnaît immédiatement une page d’Amélie Nothomb, ce qui n’est pas donné à tous les écrivains. L’intrigue nous est, en revanche, apparue invraisemblable et invraisemblable la psychologie des personnages. Un côté Gatsby le pervers, un conte de diables. Quelques aphorismes : « on peut détester ce en quoi on excelle » (p.97) ; « Le plus terrible, ce n’est pas d’être malheureux, c’est que cela n’ait aucun sens » (p.147). A lire par les thuriféraires (ils sont nombreux) d’Amélie Nothomb.

Les belles ambitieuses, de Stéphane HOFFMANN

Certains auteurs paraissent à première vue frivoles, un brin superficiels, genre Maurice Rheims (d’ailleurs cité) ; en réalité, ce sont des moralistes, des La Bruyère au goût du jour. « Il y a de la volupté dans les crépuscules » (p.88), note le narrateur, Amblard Blamont-Chauvry. Stéphane Hoffmann décrit les classes dirigeantes de la France, de Chaban-Delmas à Jospin, de 1971 à 1997, par le truchement de quelques personnages symboliques : la comtesse de Florensac (le vieux monde, plein d’esprit et de repartie), Isabelle Surgères, un temps secrétaire d’Etat (le monde nouveau, des arrivistes), tout cela avec humour et légèreté. Plus sérieusement, l’auteur oppose ceux qui veulent « peser sur le monde, changer la vie. Agir. Être solidaires » (p. 64) et ceux qui préfèrent « y passer en visiteur,sans rien dire ni déranger personne » (p.163). Faire ou être, Prométhée ou Narcisse, à chacun de choisir son camp. Des pages agrémentées de bons mots. Un moment de lecture plaisant.

Le dernier bain, de Gwenaële ROBERT

Il est des noms que même les plus incultes connaissent : tel celui de Charlotte Corday, ci-devant Marie-Anne-Charlotte de Corday d’Armont, arrière-petite-nièce de Corneille, qui a assassiné Marat dans sa baignoire le 13 juillet 1793. L’auteur entreprend de nous raconter ce crime, le romançant à peine, ajoutant simplement des personnages qui auraient pu exister (Marthe Brisseau, Théodose Billot …). Les répliques du procès de Charlotte correspondent à ce qui s’y est réellement dit, si on se réfère à Michelet. Mme Robert est, semble–t-il, royaliste (elle appelle le petit Louis XVII le roi) et, en tout cas, n’aime pas Marat, opinion assez généralement partagée : Michelet (peu suspect d’attachement à l’Ancien Régime) le compare physiquement à un batracien et résume ainsi son action : « Quelques services qu’il ait rendus à la Révolution par sa vigilance inquiète, son langage meurtrier et la légèreté habituelle de ses accusations eurent une déplorable influence (…) ; il fut un funeste précepteur du peuple » (Histoire de la Révolution française, L.IV, ch.VI). L’auteur achève le livre par l’évocation d’un bel exemple de propagande : le tableau bien connu de David (Musées royaux des Beaux-Arts de Bruxelles) ne représente pas du tout la réalité, ni dans la description du visage de Marat (presqu’en putréfaction), ni dans celle de la baignoire et des autres accessoires. Bon roman historique, même si le dénouement est connu.

La révolte, de Clara DUPONT-MONOD

Il s’agit d’un autre roman historique, censément écrit à la première personne par Richard Cœur de Lion, dans lequel celui-ci raconte la vie de sa mère, Aliénor d’Aquitaine. On sait que celle-ci fit annuler son mariage avec le roi de France Louis VII, pour épouser le roi d’Angleterre Henri II Plantagenêt, auquel elle donna huit enfants, dont Richard, son successeur, et Jean sans Terre. Elle mourut à quatre –vingt-deux ans, en 1204. Aliénor aurait peut-être été mieux inspirée en restant reine de France car son mariage avec le Plantagenêt tourna vite au cauchemar : Henri la négligea, s’afficha avec une maîtresse et la fit même incarcérer durant plusieurs années en raison de la « révolte » qu’elle suscita contre lui. Le livre se termine par la narration de la croisade en Terre sainte de Richard Cœur de Lion, ce qui donne l’occasion - c’est la mode cette année – de considérations sur les rapports entre chrétiens et musulmans : nous renvoyons le lecteur aux pages 207 à 210. Ouvrage bien écrit, en français classique (on n’y trouve ni dédié, ni cheffe…), Mme Dupont-Monod connaît sa langue. Y manque un peu de force romanesque.

Khalil, de Yasmina KHADRA

« L’exclusion exacerbe les susceptibilités, les susceptibilités provoquent les frustrations, la frustration engendre la haine et la haine conduit à la violence » (p.70). Ce à quoi un autre personnage répond : « On ne tue pas des innocents parce qu’un enfoiré de raciste a dit des conneries » (p.142). Tels sont les termes du débat. Le livre est censé écrit par un musulman « radicalisé » imaginaire, envoyé à Paris le 13 novembre 2015, dont la ceinture n’explosera pas,bien qu’il ait « pressé sur le poussoir » (p.39). Il revient à Bruxelles, entre dans la clandestinité (quoique non identifié) et est chargé d’une autre mission. Nous n’en dirons pas plus. Aux pages 226 à 231, l’auteur rapporte avec talent, à la première personne, une « tempête sous un crâne » d’un type nouveau. Ainsi que souligné sur le quatrième de couverture, Yasmina Khadra nous livre « une plongée vertigineuse dans l’esprit d’un kamikaze ». Le récit est glacial, se veut objectif et tente de répondre à la question : comment peut-on en arriver là ? A méditer.

Le train d’Erlingen, de Boualem SANSAL

L’auteur se dit humaniste, descendant des Lumières. Citant plus ou moins H.D. Thoreau, il écrit (p.207) que « l’amour de la nature est le foyer d’accomplissement de l’humanité ». Dans la première partie du livre (la deuxième est la clef de la première), il estime que les trois monothéismes sont nuisibles à l’homme mais, dans la deuxième, il s’en prend principalement à l’Islam, étant dans la ligne de l’interview publiée dans le Figaro Magazine du premier septembre. Toutefois, selon lui, « l’Univers est une intention », ce qui laisse malgré tout supposer une transcendance. Lors d’une conférence donnée à la Librairie Pax le 11 septembre 2018, il alla jusqu’à déclarer que l’islamisme était né en même temps que l’Islam et que rien ne permettait d’espérer un mariage entre l’Islam et les sociétés occidentales (il formula des réserves en ce qui concerne le chiisme), ce qui provoqua une réaction assez agressive d’un éminent journaliste de télévision liégeois, spécialiste des noms de Dieu, lui reprochant de « faire le lit de l’extrême droite ». Le public prit assez largement parti pour le conférencier, huant le journaliste. Ambiance ! C’est dire que le livre suscitera la polémique. Revigorant pour l’esprit et la réflexion.   Série noire, de Bertrand SCHEFER

Paraît chaque année au moins un roman écrit selon la technique de Truman Capote, dans De sang-froid : narration plus ou moins objective d’un fait divers, en l’espèce l’enlèvement du fils (quatre ans) de Roland Peugeot le 12 avril 1960 en vue d’une rançon. Les criminels s’inspirèrent d’un livre publié aux Etats-Unis et traduit en français dans la Série noire sous le titre Rapt. Comme il s’agissait d’une première en France et que n’existait aucun mot pour qualifier un tel comportement, on importa le mot « kidnapping ». Le livre est bien écrit : longues phrases bien rythmées, à la Proust, dans la veine qu’exploitèrent notamment Richard Millet et Pierre Michon. On comprendra que le principal intérêt de l’œuvre est son style. Sont évoqués Simenon, le festival de Cannes, Antonioni, Dario Moreno, Régine, Anna Karina, Brigitte Bardot, Clouzot, l’Histoire d’O de Dominique Aury (alias Pauline Réage)…, nous replongeons dans une époque que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître. Comme je l’écris parfois, on ne s’ennuie pas.

Quand Dieu boxait en amateur, de Guy BOLLET

Je ne connaissais pas Guy Bollet et je n’ai acheté le livre que parce que j’avais lu une excellente critique signée Nicolas Ungemuth, dont je partage en général les avis. Le thème (l’auteur raconte la vie de son père, forgeron, champion de France de boxe amateur 1952, catégorie poids moyens, comédien amateur) me touchait. Il y a peu de chance que ce livre remporte un prix littéraire et pourtant c’est un petit chef d’œuvre : langue parfaitement maîtrisée, émotion, nostalgie d’un temps qui n’existe plus…Guy Bollet (66 ans) reconnaît qu’il s’est conduit, vers 26 ans, comme un petit c…face à son père et ne s’épargne pas : n’est-ce pas le cas de nombre d’entre nous, à l’heure des bilans, quand on voit peu à peu la mort approcher et que nos parents ne sont plus là ? On peut toujours écrire un livre, user de la littérature pour les rejoindre, proclamer publiquement son affection avant d’avoir soi-même disparu et qu’il soit trop tard. Une œuvre magistrale, dont je conseille la lecture.

A son image, de Jérôme FERRARI

Jérôme Ferrari a obtenu le prix Goncourt en 2012. Dans ce nouveau livre, il conte la vie d’une photographe imaginaire, décédée à 38 ans comme suite à un accident de la route ; les parties du service funèbre rythment le récit de son existence : sont notamment retracées l’histoire du nationalisme corse (l’histoire se déroule, pour l’essentiel, sur l’île de Beauté) et la fin de la Yougoslavie. Pour un des personnages (sinon pour l’auteur), la peinture veut atteindre à l’éternel, à l’absolu, tandis que la photographie ne vise que l’instant, cette presqu’infinie partition du temps, ne décrit qu’un moment infime, la vérité qui, l’instant d’après, sera déjà dépassée et dont le sens est, pour cette raison, assez largement indiscernable : « ses photos souffraient toujours d’un excès ou d’un déficit de signification » (p. 191). D’un style parfait, à la Pierre Michon. De la grande littérature.

Au clair de la lune, de Christophe DONNER

Encore un roman historique sur l’origine de la photographie et du phonographe, rapportant d’abord l’invention de la photographie par Nicéphore Niépce, son perfectionnement, après la mort de celui-ci, et sa commercialisation par Daguerre, sous les règnes de Charles X et Louis-Philippe. Quant au phonographe (le « phonautographe »), sa version de base fut mise au point par Edouard Scott de Martinville ; l’appareil était toutefois une simple transcription non sonore de la voix humaine. Charles Cros découvrit la manière de rendre le son par le son mais ne put, pour des raisons financières, finaliser le procédé. Thomas Edison, que l’auteur traite presque de contrefacteur, s’empara de l’invention et la répandit sur le marché. Christophe Donner semble se spécialiser dans les récits historiques. Manque d’imagination ? En tout cas, on prend plaisir à le lire. Un petit côté « Alain Decaux raconte », pour ceux à qui la référence évoque encore quelque chose.

Un tournant de la vie, de Christine ANGOT

César et Rosalie (que l’on a pu récemment revoir sur Arte) à la sauce Angot. Le personnage principal (Christine Angot ?) s’écrie : « J’ai manqué ma vie amoureuse par manque de courage. Tous ceux qui m’ont vraiment plu, je les ai fuis. J’ai essayé de compenser par l’écriture » (p.77). « Chaque fois que t’as aimé quelqu’un, t’es partie avec un autre » (p.78). Aveu autobiographique ? Le grand Céline a, toute sa vie, tenté d’écrire comme on parle ; il n’est parvenu qu’à un style très littéraire d’argot des beaux quartiers. Michel Audiard, Alphonse Boudard ont poursuivi dans cette voie et sont arrivés à une langue géniale mais artificielle : personne ne parle comme cela. Christine Angot s’est peut-être davantage approchée du langage parlé avec plus de succès. Disons encore que, pour une fois, son livre ne verse pas dans la pornographie. J’ai assez aimé.

Pervers, de Jean-Luc BARRE

Jean-Luc Barré est principalement connu pour avoir aidé Jacques Chirac lors de la rédaction de ses Mémoires ; il dirige, en outre, la collection Bouquins. Dans ce premier roman, il met en scène un vieil écrivain (dont la description physique fait penser à François Nourissier) et un journaliste venu l’interroger. Différents détails biographiques évoquent clairement Simenon (suicide de sa plus jeune fille, épouse alcoolique et incontrôlable, fortune colossale, vie en Suisse, « chambre bleue »…). Il apparaît de la confrontation que l’écrivain est un pervers, manipulant son entourage, sa famille…, ce que n’était pas, selon ce que j’ai lu sur lui, Simenon. D’où un certain malaise. Le grand Georges suscite encore décidément bien des inimitiés (je pense au pensum de Patrick Roegiers, publié il y a peu). Livre sans beaucoup d’intérêt, quelles que soient les qualités d’essayiste et de biographe de l’auteur.

Tu t’appelais Maria Schneider, de Vanessa SCHNEIDER

Vanessa Schneider, la jolie journaliste du Monde, que l’on voit souvent à la télévision, notamment dans C dans l’air, consacre un livre à sa cousine Maria Schneider, de dix-huit ans sa cadette, décédée d’un cancer du poumon en 2011. Maria Schneider, c’est le Dernier tango à Paris, de Bertolucci (avec Marlon Brando), Profession : reporter, d’Antonioni (avec Jack Nicholson), la Baby-Sitter, de René Clément (avec Robert Vaughn)… Mineure à l’époque du Tango, Maria fut psychologiquement détruite par le film et sombra dans la consommation d’héroïne, entravant elle-même sa carrière d’actrice. On apprend qu’elle correspondit vingt ans durant avec Marlon Brando, bien conscient de ce que Bertolucci lui avait fait supporter. On ne peut que s’apitoyer sur le sort d’une jeune femme devenue trop rapidement une star en odeur d’enfer. Déjà son enfance avait été difficile (elle était la fille cachée de Daniel Gélin, marié, à l’époque, avec Danièle Delorme, donc enfant adultérin comme on disait…). Vanessa Schneider a réussi son portrait et extrait Maria des relents de soufre dans lesquels son image se mouvait encore.

L’hiver du mécontentement, de Thomas B. REVERDY

A travers la destinée de plusieurs personnages, principalement une apprentie comédienne et un pianiste de jazz, le livre conte l’hiver 1978/1979, qui vit la Grande-Bretagne s’effondrer progressivement sous les grèves, le désordre, la déliquescence générale, et l’arrivée au pouvoir, au début de 1979, de Margareth Thatcher. Jusqu’à la moitié du livre, on pense que l’auteur s’en prend aux travaillistes, tant sa description de l’(in)action du Premier ministre Callaghan est cruelle mais, dans la seconde partie, il se déchaîne contre Margareth Thatcher, la comparant implicitement au Richard III, de Shakespeare, pièce que répète son héroïne. Ce livre, dont j’avais lu une bonne critique, m’a déçu : intrigue peu consistante, ton de pamphlet (politique) assez déplacé dans ce qui se veut un roman, scènes paraissant inachevées…Je n’insiste pas, le lecteur a compris ma pensée.

Un été avec Homère, de Sylvain TESSON

Ce livre est paru avant l’été et n’est donc pas un livre de la « rentrée ». Comme nous ne voulions pas achever cette petite chronique par une note négative, nous avons décidé de le signaler à l’attention des lecteurs. Tel Boualem Sansal, Sylvain Tesson ne croit à aucune forme de monothéisme ; quant aux dieux de l’Olympe, qui régissent en apparence le monde de l’Iliade et de l’Odyssée, l’auteur doute s’ils ne seraient que « la transposition de nos sentiments, l’incarnation de nos expressions ou, en termes cuistres, l’objectivation, dans une présence symbolique, de nos états intérieurs » (p.176). Je ne partage pas l’intégralité de la conception du monde de Sylvain Tesson, inspirée de Spinoza et de Nietzsche, mais comment ne pas rire lorsqu’il écrit que Mark Zuckerberg est l’inventeur de la version numérique de la flaque d’eau de Narcisse, qu’il appelle Facebook (p.122) ou que les Sirènes sont des oiseaux qui, du ciel, attaquent comme, du ciel, les satellites nous surveillent : la transparence est un poison (p.97). Une explosion de mots.

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