Le lambeau

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LE LAMBEAU, de Philippe Lançon

  Pour résumer le livre, nous citerons Frédéric Beigbeder : « Philippe Lançon est l’un des rares survivants des attentats de Charlie Hebdo. De cette expérience horrible, il a tiré un livre lumineux ». Il se trouvait, en effet, à la conférence de la rédaction, aux côtés de Charb, Cabu, Wolinski…lorsque les tueurs pénétrèrent dans les lieux. Compte tenu de son état, il fut laissé pour mort et échappa de la sorte au coup de grâce. L’auteur raconte sa « reconstruction » et sa convalescence à la Pitié-Salpêtrière d’abord, à l’hôpital militaire des Invalides ensuite, du 7 janvier 2015, jour de l’attentat, au 13 novembre 2015, jour où, à New York, il apprit que tout recommençait ou plus exactement continuait (p. 509). Philippe Lançon qui, un 7 janvier, quitta Bagdad, ne pouvant contrôler sa peur face aux événements, se retrouva mutilé par un acte de guerre un 7 janvier, dans un pays, la France, où il se croyait en sécurité. Le livre est difficile à commenter. « Toute opinion commence à me paraître vaine, honteuse, si elle n’est pas aussitôt recadrée, nuancée, précisée, voire détruite, par le cadre expérimental de celui qui l’énonce » (p.303). Et plus loin : « Il y avait une abjection de la pensée, lorsqu’elle croyait donner sens immédiat à l’événement auquel elle était soumise » (p.351). Tout jugement serait donc illégitime s’il ne s’autorise d’une expérience similaire ? Nous avouons dans un premier temps notre malaise devant pareilles déclarations mais finalement comprenons ce que veut signifier l’auteur : il souhaite « échapper au carrousel des commentaires, qu’ils soient prophétiques ou didactiques » (p. 351). Comme nous reconnaissons n’avoir jamais été les victimes d’un attentat, nous multiplierons les citations et éviterons de trop « commenter » (relevons qu’une autre interprétation est possible : Philippe Lançon, à la page 303, décrirait son état d’esprit à une certaine phase de son traitement, lequel état  serait appelé à évoluer). Ainsi que dit ci-dessus, pour l’essentiel, il s’agit du récit d’une « reconstruction »  (au sens chirurgical) : « Mon esprit (…) est de plus en plus soumis à mon corps (…). Maintenant, le corps s’éveille de nouveau à la vie, mais il le fait par des sensations inédites, imprévisibles, douloureuses, que l’esprit ne parvient à assimiler, et qu’il accueille comme des intrus » (p.414 et 415). L’esprit est donc la représentation de ce qui arrive au corps, ce qui correspond à l’anthropologie de Spinoza. « On n’échappe pas à l’enfer dans lequel on est, on ne le détruit pas. Je ne pouvais pas éliminer la violence qui m’avait été faite, ni celle qui cherchait à en réduire les effets. Ce que je pouvais faire en revanche, c’était apprendre à vivre avec, l’apprivoiser, en recherchant, comme disait Kafka, le plus de douceurs possible » (p.384 et 385). Trois œuvres littéraires vont principalement l’aider : la Recherche du temps perdu (Proust), spécialement le passage narrant la mort de la grand-mère, les lettres à Milena (Kafka) et la Montagne magique (Thomas Mann). « C’est en écrivant cette chronique que j’ai pris conscience d’un état que, jusqu’ici, je dissimulais plus ou moins : je ne parvenais plus à évoquer ce que je voyais ou lisais sans le lier ouvertement à mon expérience. Elle était devenue le filtre, la vésicule par laquelle tout circulait » (p.449). On ne peut s’empêcher de penser à Jean-Paul Kauffmann, ancien otage au Liban, dont toute l’œuvre littéraire sera définitivement empreinte de cette expérience. Il surmonte ainsi l’épreuve de sa reconstruction, tant physique que psychique, grâce à ses lectures. Il reliera d’ailleurs régulièrement chaque événement de sa vie à un élément de celles-ci. Son amour de la musique (Bach etc.), ses relations familiales, les nouvelles relations dans le monde médical, nées lors des nombreux mois d’hospitalisation, et sa volonté de survivre pour honorer les morts du 7 janvier l’ont aidé dans sa quête. Par une description « chirurgicale » des événements de sa vie, tant passée que présente, il tente de se reconstruire en partageant, avec le lecteur, ses douleurs, ses inquiétudes, ses peurs, ses rencontres. Le lecteur est touché par la sincérité (apparente du moins) du livre, jamais Philippe Lançon ne donne de leçon et il se borne à exposer ce qu’il ressent, même si ce n’est pas « politiquement correct » : « Je ne supporte pas plus les discours anti-musulmans que les discours pro-musulmans. Le problème, ce ne sont pas les musulmans, ce sont les discours » (p.288). D’un autre côté, il décrit la scène suivante : « A une station, un jeune Arabe est monté. Il avait l’air mauvais, la casquette vissée sur le crâne. Il s’est assis sur un strapontin. (…). Il dardait des regards agressifs à droite, à gauche, comme pour vérifier l’effet qu’il produisait : « Je fais en sorte d’être exactement ce que vous pensez, et je suis pire encore, parce que vous le voulez. » Son allure, ma faiblesse, la fausse indifférence des passagers, tout m’a rendu triste au – delà de ce que j’aurais pu imaginer. Il est descendu avant moi » (p.506). Il donne d’ailleurs sa définition du « politiquement correct » : « une forme de puritanisme renouvelé par les sirènes du progressisme et la colère des minorités » (p.378).   Il s’abstient d’ailleurs de toute analyse politique sur le terrorisme, l’islamisme ou la liberté d’expression ; il fait juste le récit d’un « reporter » qui, bien malgré lui, est l’objet de son propre reportage, un autoreportage en quelque sorte.    L’écriture du livre l’a sans doute sauvé psychologiquement, outre le travail de son chirurgien (une femme) : « La séparation entre fiction et non-fiction était vaine : tout était fiction, puisque tout était récit-choix des faits, cadrage des scènes, écriture, composition. Ce qui comptait, c’était la sensation de vérité et le sentiment de liberté donnés à celui qui écrivait comme à ceux qui lisaient » (p.365 et 366). De la même manière, il n’existe pas de vrai documentaire, un film est toujours le point de vue d’une subjectivité. L’humour n’est pas absent : « …ce courrier de la Sécurité sociale qui me demandait sur un ton comminatoire si, après bientôt trois mois, j’étais toujours en arrêt maladie. Auquel cas, ajoutait le fonctionnaire, je devais le prouver dans les meilleurs délais, faute de quoi une procédure serait engagée. (…). A part moi, tout le monde a ri : l’automatisme de l’administration sortait d’une pièce de Ionesco, dans laquelle bienheureusement je ne jouais pas » (p.444). A lire. Fatima OMARI et André TIHON

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