LES PRIX LITTERAIRES 2017

Article

Chronique rédigée par André Tihon, avocat.

Mécaniques du chaos, de Daniel RONDEAU : Grand Prix du roman de l’Académie française.

 

 

Comme pour la Vérité sur l’affaire Harry Québert (2012), l’Académie française a postposé la langue et le style à la force romanesque. Daniel Rondeau (Dans la marche du temps) met en scène le mouvement islamiste, les réseaux mafieux de Daech, notamment dans les banlieues françaises, des rencontres entre des intermédiaires interlopes en Turquie, en Syrie, en Libye…On ne s’ennuie pas. Le livre se veut une mise en garde (parfois un peu caricaturale) contre ce qui risque d’arriver dans nos pays occidentaux. « Regarde autour de toi, déclare un personnage dans une périphérie française, on est chez nous, frère, bien mieux qu’à Marrakech, on dirait déjà une ville sainte » (p. 334). L’auteur souligne que certains acteurs, pour se comporter comme des terroristes, paraissent de bonne foi, ce qui complique les choses, tandis que d’autres ne sont que des truands opportunistes, préoccupés avant tout par l’argent. « Le destin propose, l’homme dispose » (p. 370), écrit-il, position « existentialiste » opposée aux schèmes marxistes. J’attire l’attention du lecteur sur le dix-huitième chapitre de la troisième partie, décrivant les relations entre un père et son adolescente de fille : un régal. L’Académie a été bien inspirée en couronnant ce roman.

L’ordre du jour, d’Eric VUILLARD : Prix Goncourt.

 

 

Ce (court) récit historique est paru au mois de mai dernier et n’est donc pas un livre de la rentrée littéraire au sens strict. L’auteur relate l’Anschluss, la réunion de l’Autriche à l’Allemagne nazie le 12 mars 1938 ; les protagonistes sont Hitler, Goering, Ribbentrop d’un  côté, Miklas (le président autrichien), Schuschnigg et Seyss – Inquart (le traître…) de l’autre. Contrairement à ce que l’on pense, l’entreprise aurait pu échouer et l’on comprend que c’est l’absence d’une volonté politique de Daladier et Chamberlain, à Munich, qui est peut-être à l’origine de la Seconde Guerre mondiale. En effet, peu de temps après leur entrée en Autriche, « ce n’étaient pas seulement quelques tanks isolés qui venaient de tomber en panne, ce n’était pas juste un petit blindé par-ci par-là, non, c’était l’immense majorité de la grande armée allemande ; et la route était maintenant entièrement bloquée. (…) Une armée en panne, ce n’est plus rien du tout. Une armée en panne, c’est le ridicule assuré » (p. 110). Finalement on chargea les chars sur des plates-formes de train et on les transporta à Vienne. Comme dans les autres livres d’Eric Vuillard (Conquistadors, Congo, Tristesse de la Terre, 14 juillet…), celui-ci confie un message politique sur un fond historique. Valait-il toutefois un prix Goncourt ? On devine (peut-être à tort) certaines connivences.   La disparition de Josef Mengele, d’Olivier GUEZ : Prix Renaudot   Nous avons présenté ce livre dans notre chronique précédente. http://openbarreau.local/2017/10/26/la-rentree-litteraire-2017/

La serpe, de Philippe JAENADA : Prix Fémina

 

Depuis Voltaire (affaires Sirven, Calas, chevalier de la Barre…), les écrivains ont fréquemment mené des procès en révision et voulu qu’apparaisse l’injustice de diverses condamnations. Ici Philippe Jaenada réexamine le cas de la famille Girard, massacrée dans son château familial le 24 octobre 1941. Henri Girard, présent sur les lieux dans une autre partie du château, après une enquête assez sommaire, fut arrêté, incarcéré, jugé par la Cour d’Assises de Périgueux et, contre toute attente, acquitté (il faut dire qu’il avait fait choix de Maurice Garçon comme principal défenseur…). Il s’exila en Amérique du Sud et, à son retour, publia Le Salaire de la peur, dont les droits furent achetés par H.G. Clouzot (Palme d’or au Festival de Cannes 1953). L’auteur entend démontrer dans la seconde partie du livre (ce qui ne laisse pas d’intéresser un avocat) que l’instruction fut conduite « à charge », inspirée de présupposés amenant le juge d’instruction à négliger certaines pistes, que notre auteur explore plus de soixante-dix ans plus tard. Assez passionnant. On comprend (autre référence cinématographique) le titre du film de Patrice Leconte : Les vécés étaient fermés de l’intérieur. Philippe Jaenada manie comme un maître les parenthèses. Rappelons que, selon Littré, la parenthèse est une « phrase formant un sens distinct, séparée du sens de la période où elle est insérée ». La parenthèse permet notamment une confidence au lecteur et une nouvelle couche de récit (J.Drillon, Traité de la ponctuation française, Gallimard, Tel, 1991, p. 262 à 265), fonctions excellemment mises en œuvre dans notre cas. Le style est « journalistique », ce qui est parfois considéré comme une faiblesse. A lire par les avocats (et les juges d’instruction…).   Tiens ferme ta couronne, de Yannick HAENEL : Prix Médicis   Nous avons écrit dans notre précédente chronique que ce livre était le meilleur que nous ayons lu de la rentrée. Les jurés Médicis furent du même avis. http://openbarreau.local/2017/10/26/la-rentree-litteraire-2017/

La nostalgie de l’honneur, de Jean –René VAN der PLAETSEN : Prix Interallié

 

L’auteur est directeur délégué de la rédaction du Figaro Magazine (on sait que le prix Interallié couronne en général l’œuvre d’un journaliste). Il a rédigé (c’est décidément à la mode) un récit historique retraçant la vie de son grand-père, Jean Crépin, capitaine à la Coloniale, qui suivit dès le 28 août 1940 Leclerc et de Gaulle. Il finit sa carrière militaire comme général d’armée, commandant en chef des forces armées Centre-Europe. S’inspirant peut-être de Vauvenargues (« il n’y a pas de gloire achevée sans celle des armes »), Jean-René Van der Plaetsen écrit qu’il n’y a pas de métier plus noble que celui des armes (p.234). C’est l’armée qui insuffle dans la société ce code de l’honneur, fait de naïveté et d’obéissance, qui lui est propre (p.225). Il cite encore Helie de Saint-Marc, qui « a toujours préféré l’honneur aux honneurs » (p.201). « C’est un fait : notre époque n’a plus le sens de l’honneur. Et c’est pourquoi, ayant perdu le goût de l’audace et du panache, elle est parfois si ennuyeuse » (quatrième de couverture). Aussi l’honneur a-t-il le visage d’Athos et de Cyrano (p. 12) : « c’est par les bibliothèques que nous trouverons le salut » (p.123). Revigorant.

Alma, de J.M.G. LE CLEZIO, ancien Prix Nobel de littérature

 

Deux narrateurs : l’un fait le récit d’un voyage à l’île Maurice, où est né son père, l’autre, cousin « de la main gauche » du premier, d’un retour en France, où il croisera d’ailleurs un jour son lointain parent. Pour le reste, il n’y a pas de réelle intrigue, plutôt diverses rêveries, comme souvent chez Le Clézio. Avouerai-je que je me suis ennuyé en lisant ce livre ? Je venais d’achever un Dickens (Nicolas Nickleby). Quel contraste ! D’un côté un flux, un torrent, une force romanesque qui vous mène, le cas échéant, jusqu’au mitan de la nuit, de l’autre un livre qui, osons le dire, constitue surtout un bon somnifère. Le style n’est évidemment pas en cause (une réserve : on ne « démarre » pas quelque chose, on fait démarrer). Un prix Nobel de littérature est-il condamné à ne plus écrire que des livres édifiants, bien dans la ligne du  « politiquement correct » ? Bref, j’ai été déçu.

Souvenirs dormants, de Patrick MODIANO, ancien prix Nobel de littérature

 

Patrick Modiano, le dernier prix Nobel français, dément ce que je viens d’écrire. Il a enfin quitté (il y revient encore : certaines scènes se passent boulevard Gouvion Saint Cyr, d’autres boulevard Serurier) les boulevards des Maréchaux pour le centre de Paris (Montmartre, Pigalle, rue Caulaincourt, le quartier du Jardin des plantes…), où, comme d’habitude, il croise des figures féminines fantomatiques. Toujours le même style, la même petite musique depuis Rue des boutiques obscures. Tout est dans le titre : est-ce un roman ? un récit ? Il évoque en passant Gurdjieff (ce nom suggère-t-il encore quoi que ce soit aux nouvelles générations ? Il fut notamment le maître à penser de Louis Pauwels, le coauteur du Matin des magiciens). « Il me semble aussi qu’au cours de ces années 1963, 1964, le vieux monde retenait une dernière fois son souffle avant de s’écrouler, comme toutes ces maisons et tous ces immeubles des faubourgs et de la périphérie que l’on s’apprêtait à détruire. Il nous aura été donné, à nous qui étions très jeunes, de vivre encore quelques mois dans les anciens décors » (p.22), ces anciens décors où, grâce à lui, depuis environ quarante ans, nous avons l’impression de nous mouvoir. Avant tout, une ambiance, un climat. De la grande littérature, comme à chaque fois.

L’art de perdre, d’Alice ZENITER

 

Ce livre n’a pas été récompensé par un des principaux prix littéraires de la rentrée mais il figurait dans les carrés finals de nombre d’entre eux. Nous ne pouvions donc que nous intéresser à lui. Alice Zeniter raconte, sur trois générations, l’histoire d’une famille kabyle : le grand-père Ali, harki fuyant l’Algérie en 1962, son fils Hamid, qui décide d’ignorer ce qu’a fait son père à l’époque française pour avoir été amené à abandonner son pays natal, et sa petite-fille Naïma, qui, pour des raisons professionnelles, visitera le village dont était originaire sa famille. Outre qu’il est rédigé, dans l’ensemble, en bon français (cela devient exceptionnel…), le récit mérite d’être lu dans la mesure où sont soulignées, sans l’hypocrisie habituelle, de vraies questions : -          « Rien n’est sûr tant qu’on est vivant, tout peut encore se jouer, mais une fois qu’on est mort, le récit est figé et c’est celui qui a tué qui décide. Ceux que le FLN a tués sont des traîtres à la nation algérienne et ceux que l’armée a tués sont des traîtres à la France » (p.110). -          « J’entends ça toute la journée : « M’sieur, je peux pas être raciste, je suis noire ! », « Je peux pas être raciste, je suis arabe ! ». A part cela, ils se foutent tous de la gueule des Asiatiques, des Chrétiens, des Roms…Mais ils sont persuadés qu’ils sont vaccinés contre le racisme par leur couleur de peau et que c’est un mal qui n’arrive qu’aux autres » (p.364). -          « Des kamikazes ont provoqué une double explosion dans le hall des départs du principal aéroport de Bruxelles (…), elle n’a pas de textos à envoyer. Un mort qu’on ne connaît pas meurt un peu moins » (p. 430). -          « On vous a fait croire à vous, les plus jeunes, que ces mots-là étaient creux, poussiéreux, dépassés. Plus personne ne veut en parler parce que ce n’est plus sexy, la lutte des classes. Et en guise de modernité, de glamour politique, qu’est-ce qu’on vous a proposé- et pire, qu’est-ce que vous avez accepté ? Le retour de l’ethnique. La question des communautés à la place de celle des classes » (p.432). Aux pages 378 et 434, l’auteur atteint à l’essentiel : « Naïma est perturbée par le fait qu’Elise considère que «  les musulmans » forment une communauté indivisible qui pourrait s’exprimer d’une seule voix et par la promptitude avec laquelle elle-même a pris leur défense, comme si – dans l’hypothèse où cette communauté existe- il était inévitable qu’elle en fasse partie ou du moins qu’elle y soit rattachée, plus ou moins vaguement » (p.378) ; « elle trouve profondément injuste de ne pas pouvoir être simplement Naïma et de devoir se penser comme un point sur une représentation graphique de l’intégration » (p. 434). Nous voici revenus à la querelle (médiévale) des universaux. L’universel, en un résumé extrême, serait une « nature commune » qui agirait causalement sur l’individu (Duns Scot). Nous sommes proches du « communautarisme », défini comme un mouvement qui vise à promouvoir et consolider les particularismes de toutes sortes supposés pourvus de valeur par eux-mêmes, sinon érigés en sources de toute valeur (M.Mancuzzi, Le genre humain, Notions de philosophie, T. Ier, Paris, Gallimard, Folio essais, 1995, p. 362). Ces « particularismes » pourraient être analysés comme des universaux, au sens de la philosophie médiévale. Naïma ne se veut donc pas membre d’une « communauté indivisible » qui la déterminerait, elle se veut simplement Naïma, dans la ligne du vieil Aristote  selon lequel n’existent que des substances individuelles entièrement libres. Nous sommes conscients que ces considérations assez théoriques mériteraient de plus amples développements. En attendant, je ne peux que vous conseiller la lecture de cet ouvrage qui met souvent « les pieds dans le plat ».   André Tihon

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