L’épuisement du soliloque

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L’épuisement du soliloque

Eric Therer

Parfois je me sens hors jeu. Je me mets en retrait. Je tire un trait. J’oblique. Je me place hors du monde. Je n’éprouve plus l’envie de me mêler aux assemblées conviviales. J’évite toute réunion. Je fuis ces repas professionnels entre avocats trop propres sur eux au sourire carnassier. Parfois je crains la foule. Parfois j’arpente la Place Saint-Lambert en solitaire, je pose mes pas, prenant garde de ne pas maculer mes chaussures de déjections de pigeon, j’évite les cohortes de badauds qui sortent du Point Chaud un infect sandwich au poing.

Parfois je me réfugie à la cafétéria de l’Hema. A chaque visite, l’endroit m’apparaît comme un havre convenable, un espace propre et sans âme, un moyen terme entre le réfectoire d’un hospice et la surface carrelée d’un Lunch Garden. Parfois je m’y terre. Je pose sur mon plateau un bol de potage aux pois et un café, nourriture frugale qui sied à la modestie du lieu. Je m’installe dans un coin d’où je peux regarder les autres clients, aller et venir avec leurs consommations. J’absorbe les liquides sans mot dire. Parfois je lis un poème de Gaston Miron ou une manchette de La Meuse La Lanterne. Je n’ai à saluer personne, je n’ai à frayer avec autrui, cela me procure un vif réconfort.

A la cafétéria de l’Hema, il n’y a ni silence, ni vacarme. Des fragments de conversations parviennent à vos oreilles, parasités par d’innombrables mastications, des gloussements intempestifs, les assiettes qui s’entrechoquent sur le chariot de service. C’est un bruissement domestique auquel on se fait vite. Il meuble l’espace. Il rassure, il apaise. A la cafétéria de l’Hema, il y a aussi de la musique. C’est une musique qui se devine plus qu’elle ne s’écoute. Elle s’entend à peine. Elle est en sourdine. Fréquemment entrecoupée de babils publicitaires, elle provient de petits haut-parleurs invisibles qui s’obstinent à diffuser une chaîne de radio commerciale insipide.

A la cafétéria de l’Hema, il vous est donné de temps à autre de vivre un dramaticule en direct. Quelques mots à peine, un échange verbal qui tourne mal et ça part en couille sans qu’on ne l’ait vu venir. Pas de charivari, ni de heurt mais des engueulades contenues, des réprimandes étouffées. Les mots eux-mêmes sortent mastiqués, mâchés par les bouches des querelleurs qui les prononcent. Entre deux embouts de phrases mal dites subsiste la musique. La musique de l’Hema. La non musique.

En d’autres temps, on parlait de muzak, antonomase provenant de la société Muzak Inc., entreprise nord-américaine pionnière dans la création de musiques aseptisées pour galeries marchandes et supermarchés, ascenseurs et crématoriums. Une musique idéale dépourvue de toute sensualité, de tous sens mais censée se fondre dans l’atmosphère ambiante.

Il semblerait que la seule véritable muzak de marque encore utilisée aujourd’hui soit celle des répondeurs téléphoniques d’entreprises. La musique de la mise en attente de l’appelant. Partout ailleurs, elle a été substituée par une autre, une espèce de hip-hop adoucie générique imbécile telle celle diffusée à l’Hema. Pire que la muzak, cette non musique prétend en être tandis que la muzak, elle, n’avait aucune ambition à le devenir, et en cela était-elle peut-être plus honnête.

Pour l’heure, j’écris ces quelques phrases sans réelle importance, assis sur ma chaise en matériaux composites, rencogné dans le fond de la cafétéria Hema de la Place Saint-Lambert à Liège. Je ne suis ni triste ni joyeux. Je viens d’amorcer un dialogue avec moi-même. Je repense à ce que j’aurais à dire cet après-midi, quelques mots usuels mal agencés. Je tente de regarder au dehors pour y trouver un semblant d’inspiration. Je ne parviens pas à voir le ciel. La seule lumière qui m’éclaire est celle d’une blancheur implacable et liquide s’écoulant des racks à néon

L’automne s’est installé, les jours s’amenuisent. En ce milieu d’après-midi, la température est plutôt fraîche, j’ingurgite une crêpe au Nutella pour me réchauffer. L’huile de palme tapisse ma gorge, le sucre me revigore. Je regarde une serveuse et je ne peux détacher mon regard de la silhouette de son corps. Je m’imagine entamer une conversation avec elle. Quelques propos amènes, des banalités dans l’espoir de sceller une rencontre dont je sais à l’avance qu’elle restera sans suite, sans lendemain. La possibilité d’un coït impromptu au bout du tunnel. Chez elle, à Bressoux, au Longdoz, à Chênée de nulle part.

Elle est occupée à ramener un chariot en cuisine. D’où je me tiens, je peux distinguer la courbe de son dos dans l’embrasure de la porte de service. Je voudrais la héler, l’interpeller. J’essaye de faire sortir un mot de ma bouche mais rien ne vient, rien ne s’échappe de ma cavité buccale. Comme je ne peux lui parler, je me plais à aligner les mots qu’elle pourrait me dire. Je prépare des petites phrases à son attention. Au fond de moi, je ne suis pas dupe, je sais que ce sont les miennes et que jamais elle ne se les appropriera.

Je poursuis le dialogue que j’ai initié. Je me surprends à doter d’intonations, d’inflexions même les répliques de mon interlocutrice qui pourtant demeure muette et sourde à mes préoccupations. Elle vaque à ses occupations de technicienne de surface, ignorant ma présence, figée dans le cours de l’exécution de son contrat de travail et rien ne viendra l’en égarer.

Parfois je me cache à la cafétéria de l’Hema. Je goûte à mon isolement. Je le sais temporaire et fugace. Je m’en délecte d’autant plus. Je suis, je subsiste avec moi-même. Je suis en conversation. Je suis en tête-à-tête. J’échafaude des soliloques. Les thèmes sont multiples, indéfinis, les mots me viennent sans crier gare. Je ressens comme une joie niaise à les assembler. J’éprouve comme une extase exquise, aux confins d’un moi de plus en plus élastique à mesure que s’étire l’après-midi. L’onanisme non-dit de l’auto-parole. Le doux épuisement du soliloque.

Eric Therer

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