Le Blues du bibliothécaire

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 width=Le 16 juillet 1990, je grimpais pour la première fois les 33 marches qui mènent encore à ce qu’il faut désormais appeler l’ancienne bibliothèque du barreau.

22 ans plus tard, sortant de l’ascenseur au cinquième étage de la nouvelle aile sud du palais, j’ouvrais à son public la bibliothèque Jacques Henry, fruit de la collaboration des services judiciaires et du barreau de Liège.

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 width=L'ancienne bibliothèque du barreau m’avait frappé par sa disposition tout en longueur, la majesté de son mobilier en chêne, la chaleur du bois ouvragé, le mystère des locutions latines qui ornaient ses étagères mais aussi, faut-il le dire, par son état de fraîcheur douteux, ses fissures, ses plâtres émiettés, son papier-peint d’avant-guerre et ses escabelles branlantes.

C’est un fait que les locaux de la bibliothèque n’ont jamais constitué une priorité pour les conservateurs successifs de l’Ancien Palais des Princes-Evêques (dit aussi «  APPE » ). Simone Mertens, qui fut la première à être engagée au sein du personnel actuel de l'Ordre, n’a jamais vu un traître pinceau franchir ses portes.

C’est Simone qui, en tant qu’aide-bibliothécaire à l’époque, m’initia au contenu de notre centre de documentation. Nous jouions alors au « petit magasin » où je devais retrouver tel ouvrage sur la facture ou tel autre sur l’emphytéose.

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Les grandes pièces et les hautes étagères qui composaient la bibliothèque nécessitaient l’utilisation d’escabelles. Mon esprit sportif y voyait l’occasion de garder la forme. Un esprit tortueux pourrait imaginer que je me délectais du spectacle des jeunes stagiaires en mini-jupes et hauts talons contraintes de grimper sur les plus hautes marches pour obtenir l’ouvrage de base que j’avais sciemment déposé sur les étagères les plus inaccessibles. Fabulation …

En effet, devant le lecteur hésitant, craintif ou mal chaussé (les hauts talons …) j’étais enclin à m’élancer moi-même derechef vers les hauteurs pour dénicher rapidement le livre désiré. D’aucuns diront encore que je ne faisais que préférer la plongée à la contre-plongée … Extrapolation.

A l’époque, nous utilisions encore les tiroirs métalliques et les fiches cartonnées de couleur. Le bleu pour la salle 1, le blanc pour la salle 2, … Mon prédécesseur avait eu la bonne idée de créer un fichier des auteurs et un autre des sujets, qui étaient tous deux fort utilisés. Il avait par contre également mis en place un fichier ordonné suivant la CDU, qui est non pas un parti politique allemand, mais la « classification décimale universelle », certes un excellent plan de classement, mais dont, manifestement, les avocats n’ont jamais trouvé la clé.

 width=L’avènement de l’ordinateur rangea rapidement au placard les fiches cartonnées et je ne m’en plaignis pas. Au départ, seul le bibliothécaire possédait un PC pour effectuer des recherches. Cet ordinateur et son imprimante avaient d'ailleurs coûté un budget énorme pour l'époque, soit plus de dix mille euros. Quelques années plus tard, des ordinateurs de consultation vinrent garnir les tables de la bibliothèque, ce qui fut un grand progrès, mais engendra de nouveaux besoins et me contraignit à approfondir mes connaissances en informatique, ce qui allait également orienter mon travail au service du barreau.

Malgré la taille imposante de la bibliothèque, le nombre d'ouvrages acquis au cours des années m'avait contraint à utiliser la place disponible au maximum et nombreuses étaient les planches où les livres se trouvaient en double file. Le classement originel était difficile à respecter, faute de place, et de nombreuses collections étaient reléguées dans les salles les plus lointaines, faute de mieux.

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A l'origine, un couloir permettait encore l’accès à la bibliothèque à partir de l'ascenseur et la Cour d’Assises, sans passer par le bureau du Bâtonnier. Au début des années 90, le parquet décida de se retrancher derrière ses murs et cloisonna l’accès à la bibliothèque, ne laissant comme passage obligé que les fameuses 33 marches.

Si la montée de celles-ci était ardue, la descente de l’escalier s’avérait tout aussi périlleuse, comme l’annonçait un panneau énigmatique.

 width=La bibliothèque fut dès lors fréquentée, non par les avocats les plus avides de savoir, mais par les plus sportifs.

Les premiers mots des arrivants furent désormais les suivants : "Quelle chaleur ici !"

La température était de fait une préoccupation quotidienne et vitale des résidents de la bibliothèque.

Garnis de hautes fenêtres à simple vitrage sur ses deux côtés, les lieux tenaient à la fois de la fournaise, en été, lorsque le soleil dardait ses rayons, et de frigo, en hiver, lorsque le budget chauffage de la régie des bâtiments avait été épuisé.

Plutôt bien loti, je jouissais dans la première salle de quatre radiateurs avec les vannes desquels je jouais quotidiennement pour obtenir un climat favorable. A l'inverse certaines de mes collègues, reléguées dans les salles suivantes, tentaient parfois vainement de se réchauffer devant la pâle tiédeur d'un seul appareil sans doute contemporain d'Erard de La Marck.

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La situation présentait aussi quelques avantages. Nous avions ainsi le privilège de profiter d'une vue agréable sur la seconde cour du palais qui, pour des raisons de sécurité, n'était plus ouverte qu'en de rares occasions festives. Après la disparition de Panpan, le lapin qui avait fait office de seul locataire de la cour pendant plusieurs années, restaient encore les poissons rouges de la vasque centrale et les pigeons dont le nombre était régulé par la présence régulière de rapaces sans pitié.

Plus récemment, le nouveau Cerbère du Parquet général y prit également ses quartiers.

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Il arrivait que quelque volatile, lorsque nous ouvrions les fenêtres en quête de fraîcheur, entrait nous faire une petite visite et traversait les salles de la bibliothèque en rase-mottes. Parmi ces volatiles, nous avons observé de fort près l'une ou l'autre chauve-souris. Muni de balais et de brosses, nous repoussions alors vers la sortie l'encombrant visiteur.

Du côté de la colline, nous pouvions observer les habitants de la rue du palais qui, aux différents étages des immeubles voisins, offraient à quelques mètres de nous des tableaux de la vie quotidienne : l'étudiant bûcheur, l'employée qui prend son petit-déjeuner, le mâle exhibitionniste … Dans la rue, des coups de sifflets stridents retentaient parfois quand des suspects parvenaient à fausser compagnie aux policiers qui les amenaient comparaître devant leur juge.

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Bien avant l'érection des nouveaux bâtiments, le barreau avait entamé une collaboration utile avec les autres centres documentaires du palais. Un catalogue commun avait été établi, une consultation en ligne était possible et la politique d'achat était raisonnée en tenant compte des acquisitions de chacune des bibliothèques.

Ces liens ne pouvaient cependant être que limités, en raison de l'éloignement géographique des différentes entités.

Dès lors, lorsque la construction des nouvelles ailes débuta, et que la volonté politique des chefs de corps fut présente pour mettre en place une bibliothèque centralisée, le barreau de Liège, représenté par le Bâtonnier Gothot et moi-même, apporta sa pierre à l'édifice de cet ambitieux projet.

Après deux ans de réunions, de plans, de courriers, de discussions avec les responsables de douze interlocuteurs, dont le SPF Justice et la Régie des bâtiments, la bibliothèque Jacques Henry devint une réalité.

Au mois de juin, la réalité prenait forme : avec l'aide de mes collègues Simone, Carine, Silvia, Mounir, Raphaël,  Adrien et Muriel..., nous entassâmes dans près de mille caisses le patrimoine culturel du barreau de Liège. En deux jours, les déménageurs vidaient de son contenu la bibliothèque du barreau.

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Une impression bizarre m’étreignait : n'avions-nous pas seulement emporté des livres mais aussi vider de leur âme ces étagères centenaires ? Qu'allait devenir la bibliothèque sans ses collections ?

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L'aménagement dans la bibliothèque Jacques Henry, dans l'aile sud, ne fut pas moins sportif. Grâce au concours et à la prévoyance du premier président Hubin, nous disposions non seulement d'un vaste local de plus de 200 mètres carrés pour le libre accès mais aussi d'une immense réserve aux sous-sols, accessible rapidement via un ascenseur direct.

Malgré la conjonction de ces grands espaces, le rassemblement d'ouvrages issus des centres de documentation juridiques de Liège constituait une masse non négligeable de papier !

Heureusement, grâce au soutien tant de mes collègues du barreau que de mes nouvelles collègues, Céline et Yvette, qui tenaient la bibliothèque des juridictions du travail rue Saint-Gilles, nous pûmes ouvrir dès le 1er août le nouvel espace documentaire à tous les utilisateurs réguliers du palais : avocats, magistrats, référendaires, employés ...

Ce fut avec un grand plaisir que je pris place dans les nouveaux locaux : des livres biens rangés et accessibles, un classement logique, de la place libre pour dix ans, des sanitaires proches et accueillants, une température constante, des stores automatiques qui se baissent à l'approche d'un rayon de soleil, des dessertes pratiques qui remplacent avantageusement notre caddie du GB qui en tenait lieu à l'ancienne bibliothèque, un budget bientôt quadruplé, des PC en suffisance, des casiers pour ranger ses effets, de nouvelles collègues bienveillantes ... Que demander de plus ?

Certes, la bibliothèque Jacques Henry n'a pas le charme désuet des anciens locaux. Son look, déjà comparé à celui d'un hôpital, n'aura jamais le même cachet, même si les efforts de Monsieur Hubin pour l'égayer porteront bientôt leurs fruits. L'espace de travail, quoique largement suffisant, ne présente pas les mêmes largesses et la même quiétude que précédemment.

Je m'étonne également du nombre de dysfonctionnements dans des locaux flambants neufs : des portes d'entrée qui semblent bien frêles, des ascenseurs récalcitrants, des alarmes intempestives, un éclairage automatique aux horaires surprenants, une sécurité exacerbée à tous niveaux, ...

Il n'empêche, le processus est irréversible et l'évolution souhaitable.

De plus, le barreau a conservé l'usage de ses locaux dans l'ancien palais où il a pu aménager son secrétariat général et disposer de salles de réunions. Les avocats peuvent encore y trouver un espace de travail au silence monacal. S'ils tendent l'oreille, peut-être entendront-ils les meubles centenaires leur raconter les recherches fiévreuses dont ils furent les témoins pendant de si longues années.

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Quant à moi, je conserve également un bureau dans l'ancienne bibliothèque et je m'y active le matin dans les fonctions touchant à l'informatique et à la communication où l'évolution de mon travail m'a entraîné.

L'après-midi, je rejoins l'aile sud et la bibliothèque Jacques Henry.

Partagé physiquement entre le passé et le présent, je transite chaque jour par la machine à voyager dans le temps. Entre les deux, ce n'est donc pas seulement mon cœur qui balance mais ma tête, mon corps et tout le reste ...

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Eric Franssen

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