En quête de tourisme judiciaire

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Vous êtes en hiver. Vous êtes à Londres. Vous êtes sur la Fleet Street. Il est 19 heures et vous marchez face au vent, une bruine cinglante assaille votre visage et entrave votre progression. Il est à peine 18 heures et déjà la nuit est tombée, englobant tout, annihilant les ombres et brouillant les contours. Vous vous tenez sur le trottoir et vous hésitez à poursuivre votre marche dans cet air urbain vicié et saturé que la fermeture des bureaux a brusquement rendu plus glacial encore. Pourquoi ne pas entrer dans un pub ? Pousser la porte du Ye Olde Cock Tavern ou du Old Bell. Commander une Ale tiède. Croiser des regards. Se lover près d’un poêle chaud en fonte. Au moment où vous vous décidez à opérer ce choix sage et salvateur, la façade d’un bâtiment imposant s’impose soudainement à vous. Vous ne pouvez y échapper. Sa silhouette altière se détache dans le soir et occupe l’espace avec hégémonie, elle domine, vous écrase. Vous êtes en face des Royal Courts of Justice et sans la savoir vous vous tenez devant un des plus énigmatiques palais de justice du monde. Demain vous visiterez le bâtiment. Étrangement, vous serez un des rares touristes à déambuler dans ses couloirs. Le touriste est, par nature, grégaire. Lâchez-le dans la foule, il s’y agglutinera avec la ferveur d’une abeille rejoignant son essaim. Les grandes villes sont propices à ce phénomène. A Londres, les touristes se ruent par milliers pour aller contempler des corps inertes en cire chez Madame Tussaud ou pour assister à la relève imbécile de la garde royale. Étrangement, ils boudent ce chef d’œuvre d’architecture kitsch que constitue le principal palais de justice de la capitale anglaise. Et pourtant, il y a à l’intérieur de ses murs une atmosphère envoûtante, pénétrante. Derrière les portes imposantes de ses salles, se sont nouées et dénouées de fracassantes histoires. La Cour suprême du Royaume-Uni est, elle, géographiquement éloignée du quartier judiciaire puisqu’elle se situe à mi-chemin entre les sièges des pouvoirs exécutif et législatif sur le Parliament Square, presque en face de Big Ben, en plein cœur de Westminster. Elle n’est pas une institution vénérable puisqu’elle fut créée en 2005 alors que sa première audience se tint en 2009. Elle connaît en dernier ressort des affaires civiles d’Angleterre, du Pays de Galles, d’Irlande du Nord et d’Écosse, ainsi que des affaires criminelles d’Angleterre, du Pays de Galles et d’Irlande du Nord. Les juges de la Cour suprême siègent également au Comité judiciaire du Conseil privé, la plus haute cour d’appel pour les territoires d’outre-mer du Royaume-Uni et les dépendances de la couronne et pour plusieurs pays du Commonwealth. C’est dire l’importance de l'établissement. Après avoir franchi le portail de sécurité, vous serez libre de pénétrer dans ses salles d’audience sous l’œil attentionné mais vigilant d’un huissier. Un petit musée et une cafétéria vous accueilleront en sous-sol et même un magasin de souvenir où vous pourrez vous procurer un mug ou des bombons à la menthe logés dans une élégante boîte métallique à l’effigie de l’institution ! Le marketing est dorénavant sans limite. A Monaco, le touriste privilégie habituellement la visite de l’aquarium ou une promenade sur la corniche, histoire de s’ébaudir devant des yachts démentiels. Ce n’est pas que ce micro État fantoche sans nation mérite un quelconque intérêt (dans une Europe contemporaine, il devrait être purement et simplement éradiqué de la carte), mais son palais de justice vaut le détour. Edifié au siècle dernier, dans les années vingt, ses murs en tuf marin lui confèrent un air de grosse capitainerie tandis que sa façade flanquée d’un double escalier s'inspire des palais gothiques italiens. Pour peu, on se croirait devant un décor d’un village Disney. Fermé au public, ce palais est somme toute à l’image du pouvoir qu’il représente : un leurre en trompe-l’œil fondé dans le seul intérêt d’un pouvoir suranné et cupide. Le tourisme judiciaire offre de nombreux avantages dont le moindre n’est pas celui de sa gratuité. Il ne faut pas sous-estimer son intérêt historique et didactique. Ses ressources sont immenses et variées. Sous d’autres latitudes, il offre parfois de véritables confrontations in situ et de bien étonnantes révélations. Le mois prochain, nous vous entretiendrons du palais de justice de Kaboul, un lieu bien vivant de la capitale afghane.   Eric Therer

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